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Shangols

REALISATEURS
GODARD Jean-Luc 1 2
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
25 avril 2024

LIVRE : Terrasses ou Notre long baiser si longtemps retardé de Laurent Gaudé - 2024

S'il y avait bien un auteur capable de restituer l'émotion drainée par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, c'était bien Laurent Gaudé. Cette édition arrive donc presque comme une évidence : sa prose profondément humaine, très émouvante, restitue avec beaucoup de profondeur les mille et une sensations qu'ont dû vivre les protagonistes de ces événements ce jour-là. Tous, victimes, médecins, sauveteurs, flics, témoins, familles des victimes, ont leur place, et tous sont emportés dans une écriture magnifique et dans un flot continu et unique. Gaudé choisi en effet le roman choral pour tenter de démêler le flot d'émotions diffuses. Son texte, qui adopte le point de vue global de "ceux qui y étaient", sans narrateur, sans personnage défini, est d'une maîtrise bluffante. On croirait, à lire cette sorte de kaddish, que c'est "l'humanité" qui parle d'une seule voix, cette part en nous qui reste bonne, courageuse, empathique, digne face à la monstruosité. Seul Gaudé pouvait oser le truc, et seul lui pouvait le réussir : faire parler non des personnages, mais une entité, qu'on pourrait appeler la dignité humaine. Le texte n'est pourtant jamais abstrait ou bêtement poétique. Au plus près des événements, il raconte avec précision l'émotion d'être en terrasse d'un café ce soir-là, alors que tout allait bien, alors qu'on avait peut-être rendez-vous avec son amoureuse, alors que deux sœurs pouvaient peut-être se retrouver, alors qu'une dispute avec un conjoint nous avait peut-être emmenée là ; la sensation de peur ou d'incompréhension des coups de feu dans une salle de concert bondé ; la douleur physique et psychique de prendre une balle ou de perdre un amour, un être cher, un parent, un ami ; la lente résilience et ce qui restera d’ineffaçable en nous ; enfin la force qui nous pousse à ressortir malgré tout, à recommencer la vie.

 

Tout ça pourrait être au choix : 1 / cucul, mais Gaudé est si près des gens qui ont vécu ces choses que jamais il n'est pris à tomber dans la mièvrerie, toujours juste quand il s'agit de mettre des mots sur les sensations ; 2 / de l'appropriation culturelle, mais tout est tellement senti qu'on ne peut que voir que tout est vrai, que les protagonistes ont réellement éprouvé ces choses, et que Gaudé ne parle pas "à la place" des témoins de ces drames mais en tant qu'être humain sensible ; 3 / trop lyrique, mais ce défaut (un peu habituel chez lui) est ici effacé par l'aspect concret, trivial, des faits. Terrasses est donc parfaitement réussi, parce qu'il traite le sujet par son biais le plus direct : l'émotion qu'il dégage. Écrit avant tout pour les survivants, comme une tentative de consolation par les mots, il se change peu à peu en manifeste humaniste pour une société résiliente, qui se relève malgré tout et continue à boire, à danser, à rire et à se rencontrer. Certaines réflexions du livre sont bouleversantes, et on sent que le bougre s'est bien renseigné avant d'écrire ces lignes ; d'autres montrent un écrivain très ancré dans le monde contemporain, et on se rappelle de Eldorado, de Danser les ombres ou de La porte des enfers dans cet aspect presque documentaire des choses. Mais c'est surtout la profonde empathie qu'il a pour ses "frères humains" qui finit par emporter complètement l'adhésion. Un très beau texte d'une brûlante nécessité.

25 avril 2024

LIVRE : Dead Stars de Benjamin Whitmer - 2024

Benjamin Whitmer, que l'on a toujours apprécié dans ces colonnes, nous revient avec une histoire de famille, forcément rugueuse, mais pas seulement. S'il sera, as usual pourrait-on oser, question de violence (violence du père, de ses deux fils aussi, héritiers malgré eux du principe quelque peu contestable où "la fin justifie les moyens"...), il sera aussi fait allusion, en toile de fond, à cette usine pour le moins opaque qui s'est installée dans ce bled du Colorado et qui a bouleversé totalement son équilibre, son côté paisible... Une entreprise pour le moins secrète et tentaculaire qui deale avec le plutonium et autres matières éminemment dangereuses... Une usine malsaine qui semble, d'une certaine façon, avoir irradié directement les relations humaines...

 

Au départ il y a une disparition : le fils de Hack, Randy, parti en fin de soirée à la recherche d'une vidéo, est introuvable... Hack, qui a en grande partie élevé seul ses enfants et qui est loin d'être un homme exemplaire, va devoir renouer avec ses proches (son frère, Whitey, avec lequel il a quasiment perdu contact, son père, Robin, auquel il ne parle plus tout) et compter sur sa fille, Nat, ado en pente douce sur le chemin de l'alcoolisme, pour mener l'enquête... Quant aux habitants de cette ville de Plainview que Hack s'est mis à dos (en contactant notamment un journaliste qui mène sa petite enquête sur l'entreprise qui fait tourner la bourgade), difficile de croire que ces derniers apporteront leur soutien aux recherches... Bref, Hack, seul contre tous, s'engage sur un terrain miné pour retrouver celui qui compte pour lui (avec sa fille) plus que tout au monde...

 

Une recherche qui part, on peut le dire, sur de sales bases, qui s'annonce, même, comme une gageure tant les résistances, envers Hack, de la population voire de ses proche, sont sensibles ; nonobstant, ce dernier, ancienne petite gloire du rodéo, avance tête baissée... On peut même dire qu'allié à son frère, on a véritablement affaire à deux terreurs - coups de poings, couteaux, fusils, ils disposent de tout un arsenal pour faire avancer leur enquête. Comme des bourrins, des bulldozers... A défaut de soulever des pistes probantes, ils vont surtout, en cours de route, remuer un passé qui sent la tourbe... Qu'il s'agisse des relations (violentes et jamais apaisées) avec son père, de la disparition de son ex-compagne, Joy, devenue junkie, de ses relations avec Rose, une femme mariée avec un ingénieur, rien n'est simple pour Hack, rien n'est limpide : les révélations vont pleuvoir, les complications s'accumuler... Une recherche à tombeau ouvert, pleine de furie et de drames divers dans un contexte politico-environnemento-économique pour le moins malsain... Plus le livre avance, plus l'on semble s'enfoncer dans les cercles de l'enfer... Un Whitmer qui paraissait, au premier abord, avancer en ligne droite, évoquant de simples petits soucis familiaux mais qui va se révéler, à l'usage, beaucoup plus trouble et complexe, évoquant au passage tous les traumas de ces personnages principaux coincés dans cette Amérique de la périphérie qui prend des allures de cauchemar atomisé. Une plongée glauque (et prenante ; souvent perturbante tant la violence des sentiments fait rage) où chacun va tenter de survivre en laissant "la merde (véritable leitmotiv du bouquin) au niveau de la chaussure" - tout en pataugeant dedans (au moins jusqu'à la taille) de bout en bout...  Des étoiles mortes, du noir, encore un brin d'espoir ? Un polar puissant qui laisse KO debout.  (Shang - 09/04/24)

 

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Arf, oui, on ressort avec une gueule de bois carabinée de ce bouquin, et pas seulement à cause des rasades de vodka que s'envoient les personnages toutes les 3 pages. Ce thriller à la trame finalement assez classique n'est qu'un prétexte pour Benjamin Whitmer pour déployer toute sa noirceur concernant le genre humain, la civilisation américaine et les atavismes de ses contemporains. Armé d'une solide philosophie nihiliste, qu'il nous offre gracieusement au travers de formules imparables tout au long de sa trame, il affiche une amertume déprimante quant à la violence éternelle et inextinguible de la race humaine : pas un personnage pour sauver l'autre dans cette smala torve, ni le "héros principal", nid de rancune et de traumas mal digérés, qu'il tente d’oublier dans les rodéos ; ni son frère, brutasse qui réfléchit après avoir frappé, engoncé qu'il est dans ses vérités toutes faites ; ni leur père, véritable monstre à l'origine de tout ce Mal ; ni même la petite Nath, qu'on plaint au départ d'être née dans ce lit de violence, mais qui effraye de plus en plus au cours du roman, complètement prise dans cette spirale de mort et d'alcool. C'est effectivement l'héritage familial qui a définitivement vicié cette famille, mais c'est aussi l'influence de cette misérable ville-prison (réminiscence du formidable Evasion, précédent roman de Whitmer), construite entièrement autour de l'usine à plutonium, et dont la toxicité semble avoir envahi les habitants eux-mêmes. Car ce n'est pas seulement la famille Turner qui est mortifère ; c'est tous ceux qui les entourent, habitants de Plainview voués au crime, au mensonge, à l'omerta, aux trafics d'armes et d'âmes...

 

Autant vous dire qu'on est pas tout à fait dans des ambiances rose-bonbon. Même si la violence explose relativement rarement, Whitmer préférant de toute évidence les dialogues et les atmosphères à l'action, elle est omniprésente dans les rapports entre les personnages, et elle imprègne tout le livre. Cette philosophie du mal, déployée dans un style impressionnant de sécheresse, toujours intelligente malgré son pessimisme crasse, rythme par ses aphorismes la trame, et finit par la surpasser. On note en effet quelques petites longueurs sur le dernier tiers du livre du côté de l'intrigue qui s'enlise un peu. Mais on reste stupéfaits par l'écriture de Whitmer, qui ne lâche jamais rien au niveau de la noirceur, de l'économie de moyens, de la précision : les dialogues, nombreux, sont des modèles avec leurs ellipses qui sont comme des gouffres (on met souvent deux-trois répliques à savoir de quoi on parle exactement), avec leur rythme impeccable. Mais tout l'univers mis en place grâce au style est impressionnant de maîtrise. Alors même si la trame est un poil surfaite et sa résolution un peu décevante, on ne peut que s'incliner devant la singularité de cet écrivain hors-normes. Genou à terre, même...  (Gols - 25/04/24)

24 avril 2024

Risky Business (1983) de Paul Brickman

Comme nous le rappelait récemment l'un de nos fidèles commentateurs, les années 80, quand même, c'était l'ère cinématographique du fric et du capitalisme roi, non ? Paul Brickman, qui n'est pas resté particulièrement dans les mémoires, trousse un petit film gentiment critique sur ces années Reagan avec dans le rôle-titre le poupon et poupin Tom Cruise (qui est encore, lui, dans les mémoires... et n'a pas pris de rides, le con... ahhh le miracle de la scientologie, cette science humaine pourtant parfois si décriée...)... Sans y aller franchement au scalpel, Brickman parvient tout de même à rendre compte de ces années money money money puisque l'argent domine tous les débats... Par le biais de ce gros naïf de gamin de riche Cruise, il va être question d'un business peu reluisant : ce dernier, papa et maman partis en vacances, va d'abord se la péter dans la Porsche interdite de papa ; puis, encouragé par l'un de ses potes un peu grande-gueule, il va franchir un grand pas dans l'émancipation puis l'esprit de la libre entreprise ; il fait appel tout d'abord à une call-girl (Rebecca de Mornay, la blondasse au grands yeux de poupée vintage) puis, devant rembourser les réparations de la Porsche qu'il a quelque peu abîmée, par l'intermédiaire de Rebecca, à tout un réseau de jeunes femmes ; fournir des gonzesses de luxe à ses potes friqués, voilà un business pour le moins juteux... pas sans risque, non (un méchant petit maquereau revanchard veille), mais tellement succesful...

De la thune, de la donzelle tout en brushing peu farouche, des soirées classieuses entre potes bien élevés... On savait s'amuser à cette époque, c'était tellement mieux avant, comme diraient en choeur Pascal Praud et Sardou - et surtout dans la politesse et le respect des genres (chacun dans son rôle, quoi)... Tout ça est filmé de façon aussi lisse que les lunettes noires de Cruise sur lesquelles glissent les questions morales ; et il est même possible, en se moquant au passage de papa-maman si frustrés et vieux jeu, en (bon chasseur de) prime, que notre héros trouve l'amour (enfin disons l'intérêt commun) avec sa blonde... Chicago 1983, Capone reviens putain !!!! Ça ne pète pas très haut, certes, mais cela constitue un témoignage doucettement satirique de ces eighties si auto-entreprenantes et dévouées au dieu argent. Mignon, comme les bajoues toutes rondes du Tom avec sa coupe de play(boy)-mobil.

 

24 avril 2024

LIVRE : La plus précieuse des Marchandises de Jean-Claude Grumberg - 2019

Le syndrome Matin brun est de retour. Souvenez-vous de ce minuscule bouquin qui avait fait un succès monstrueux, et qui, quand on l'ouvrait, ne savait que vous raconter un conte un peu bêbête sur l'intolérance, renvoyant Orwell et Huxley à leurs études. La plus précieuse des Marchandises, même s'il est beaucoup mieux, même s'il est travaillé avec plus d'intelligence, est sur le même créneau : raconter des événements connus de tous, mais traumatiques pour tous, et le faire dans une langue simple, accessible à tous, presque enfantine, pour lui donner toute l'universalité nécessaire. Autrement dit, comme dans un conte, il re-raconte toujours la même histoire, la façon de le faire faisant la nuance plus que les détails de la trame. Bon. J'ai peu d'estime pour Matin Brun, et j'ai grincé des dents au départ de ce petit livre, écrit comme un conte d'Andersen, ou en tout cas dans une écriture qui tente d'en copier le style. Le style de Grumberg, rompu, depuis des années qu'il écrit pour le théâtre, à l'humour ironique et aux bons mots, n'a plus grand chose à faire pour être brillant ; encore faut-il qu'il soit pesé, et là, dans cette parodie de contes, il échoue un peu à tous les postes : et à rendre les personnages attachants et autres que caricaturaux, et à instiller de l'horreur et de l'étrange, et à cultiver le merveilleux, et même les règles essentielles du conte ne sont pas vraiment respectées (en terme de répétitions, de montée du suspense, de contrepoint). Bref, c'est bizarre mais on dirait que Grumberg n'a jamais lu de contes traditionnels, ou n'en a retenu que la surface, ou au mieux qu'il tente dès les premières pages de balancer le genre aux orties. Curieux alors d'avoir choisi ce genre-là pour raconter son histoire.

 

L'histoire est d'autant plus émouvante qu'on apprend à la fin qu'elle a pour base la réalité concrète de son auteur. Pendant la déportation des Juifs, un bébé est lâché d'un train en pleine forêt, son père avide d'offrir un espoir de survie à sa fille. La "marchandise" est récupérée par une brave bûcheronne miséreuse qui va braver le froid, la faim, et la milice pour faire vivre sa fille adoptive. Une histoire de Juste, donc, comme on en a lues des centaines, mais qu'il est toujours bon de se remettre sous les yeux de temps en temps histoire de vérifier que, même au plus profond de l'horreur, l'espoir de voir fleurir l'Humanité est toujours là. Grumberg n'a rien à raconter de plus que ça, c'est-à-dire cette histoire tristement horrible de déportation, de mort, de lutte pour la survie, et si elle ne l'avait pas touché de près, on se demanderait un peu le pourquoi de cette énième pierre apportée au devoir de mémoire, d'autant que le livre est beaucoup trop court pour être vraiment édifiant ou pour creuser le sujet. La distance apportée par la narration en forme de conte est presque malheureuse parfois dans ce contexte, on imagine la tronche qu'aurait faite Lanzmann à la lecture du livre. Mais, allez, il faut reconnaître que l'émotion pointe son nez, surtout sur la fin, dans ce petit récit enfantin et assez brutal, simple et "amèrement léger". Le gars sait travailler un mélodrame discret, modeste, et sait très bien gérer la montée des sentiments. Mais son livre reste à la lisière de quelque chose, ce qui, pour une histoire aussi ample, est bien dommage.  (Gols - 17/04/19)

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Séance de rattrapage pour Hazanavicius sélectionné de dernière heure pour Cannes 2024 et séance de rattrapage pour moi-même qui n'avais point lu ce petit "conte" ancré dans l'Histoire (c'est un paradoxe, oui) écrit tout en délicatesse et en émotion : un train (qui part de Drancy...), un bois, un bébé lâché d'une fenêtre par un père prévoyant, un bébé miraculeusement récupéré par une bucheronne et le reste... est un conte de fée et de monstres... Les monstres ce sont ceux qui sont à la poursuite de ces soi-disant "sans-cœurs", les Juifs pour ne point les nommer, alors même que le leur est en pierre ; les bonnes fées ce sont les personnes qui vont se pencher sur la vie de ce bébé, notre bucheronne au petit soin, son bucheron (au cœur résistant puis fondant), cet homme des bois (laissé-pour-compte d'une humanité qu'il fuit, blessé qu'il fut par le passé par la sauvagerie des hommes)... Un éternel combat entre des êtres de bonne volonté et des assassins du genre humain... Grumberg (homme de théâtre... et co-scénariste des dialogues du Dernier Métro : cela marque des points, évidemment) sait trouver des mots simples, des mots tendres, pour nous conter ce récit toute en finesse et en justesse de cœur. On est pris, rapidement, dans le tourbillon de ce sauvetage incroyable (le sacrifice d'un père, la volonté protectrice d'une bucheronne) dans une époque tout aussi improbable... par sa lâcheté, sa soif de sang, son jusqu'au-boutisme infernal... Un peu d'espoir dans cette forêt, loin du monde, alors même que le monde devient fou, s'aveugle, s’auto-détruit... On est rapidement de tout cœur avec cette femme qui, seule contre tous au départ, permet de croire en la dernière étincelle d'humanité existante. C'est narré avec une grande douceur, une infinie pudeur alors même que l'horreur fait rage. On espère (et on y croit) qu'Hazanavicius, avec son adaptation animée sera à la hauteur de ce petit ouvrage précieux (recommandé par Léa Salamé !!! Diable... Où sont passés les critiques littéraires ?).  (Shang - 24/04/24)

23 avril 2024

Au Coeur de la Nuit (Dead of Night) (1945) d’A. Cavalcanti, C. Crichton, B. Dearden et R. Hamer

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Un fil conducteur réalisé par Dearden et cinq histoires « étonnantes » - on est quand même loin du film d’horreur… au mieux fantastique, ou tout bêtement « intrigantes » ou mystérieuses - réalisées par ses camarades et lui-même. Le fil conducteur est basé sur l’idée de déjà vuuuu - à l’anglaise - avec un homme qui se rend dans une demeure à la campagne et qui est persuadé que les gens qu’ils rencontrent alors sont ceux qu’il croise chaque nuit dans ses rêves… Un rêve qui se transforme généralement en cauchemar mais avant d’en arriver là, chacun va y aller de sa petite anecdote étrange : un homme qui après un accident de voiture va avoir la vision de sa propre mort (belle et impressionnante apparition de cet attelage « funéraire » - quasi buñuelien avant l’heure…) ;  un type qui voit dans le miroir un décor qui n’est pas le sien et qui va finir par péter un plomb - comme l’ancien propriétaire du miroir qui a assassiné sa femme (très longuet et bien peu de frisson, si ce n’est ce regard effrayé - mais classique - de cette femme qui voit son gentil mari devenir incontrôlable) ; deux potes, joueurs invétérés de golf, qui jouent une fille sur un parcours (la classe) - le perdant se sabordera en allant recta dans un lac mais tentera de se venger de son ami tricheur (le golfeur golfé en quelque sorte… adapté, un peu platement, d’une nouvelle de Wells), une histoire de cache-cache qui tourne bizarrement (une jeune fille découvre dans sa chambre un ptit garçon censé avoir été assassiné des années auparavant… absolument pas inquiétant de bout en bout…) et enfin l’histoire d’un ventriloque (je déteste autant les ventriloques que mon camarade blogueur les clowns… c’est comme ça…) dont la marionnette se montre terriblement rebelle (un cas classique de schizophrénie, une maladie souvent fatale chez ces cons de ventriloques - pardon je dérape et refermons cette trentième parenthèse) : guère original…

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La mise en scène est fluide, c’est souvent bien propret dans la réalisation, honnêtement joué (à l’anglaise…)… le seul problème c’est qu’on ne vibre pas un seul instant et qu’on finit même par méchamment trépigner d’impatience… Une fois qu’on a compris qu’on est à dix mille lieues d’un film gore, on est prêt à accepter ces gentilles historiettes contées avec cette indéniable english touch (so curious and so strange, ohohoh). Malheureusement, plus les récits s’enchaînent, plus on a du mal à s’imprégner de leur atmosphère. Si, à la limite, la première histoire (de Dearden d’ailleurs) laisse flotter un petit parfum d’étrangeté - la tronche de ce croque-mort/employé de bus ! -, on reste relativement frustré par la suite : aucune peur ni frisson, guère d’inquiétude, mais plutôt une certaine lassitude qui finit par nous gagner… Malgré un final qui se doit d’être un point « culminant » (belle idée que ce héros qui retraverse les cinq histoires… avant le retour infernal à la case départ… open your eyes, open your eyes…), on reste franchement un peu morose devant ce film à sketches qui fout jamais les boules… On regretterait presque de ne pas s’être plutôt repenché sur certains vieux épisodes de Hitch présente ou de Twilight Zone ; au moins parfois le suspense était haletant, le mystère prenant. Déçu, d’autant que ce ne sont pas des manches aux manettes. Peu troublé...  (Shang - 26/01/13)

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Oh, injuste, très injuste, mon gars Shang, sur ce coup-là ; il devait être dans un mauvais jour pour ne pas voir la somme de petits trésors qui émanent de ce film très singulier, qui aborde chacune des histoires, a priori classiques, avec un ton qui n'appartient qu'à elles. La mise en scène, le jeu des acteurs, l'écriture, tout est sans cesse gentiment surprenant, et on est sans cesse en porte-à-faux, éprouvant très agréablement un trouble étrange à la vue de ces histoires fantastiques du meilleur effet. Prenez le sketch réalisé par Charles Crichton, sur les deux joueurs de golf rivaux en amour : au milieu d'un film assez sérieux, qui se pique de nous inquiéter, voilà que la comédie macabre s'invite et qu'elle ne jure pas du tout avec l'ensemble. Éminemment anglaise dans son ton et sa réalisation, cette partie a d'autre part l'immense intérêt de nous faire retrouver le duo de A Lady vanishes, Basil Radford et Naunton Wayne, et de tricoter des scènes drolatiques au bord du non sens : ce type qui s'enfonce doucement dans l'eau sous les yeux de son acolyte, ce fantôme qui accompagne son pote à l'autel du mariage, cette résolution phallocrate et poilante : vous m'en montrerez, des films qui savent aussi bien cultiver la rupture de ton et le contrepoint.

Ce n'est pourtant qu'une des mille petites qualités de la chose. Si on excepte le sketch réalisé par Cavalcanti sur le petit fantôme, effectivement fade, tous ont leur intérêt. Le fil rouge (réalisé par Dearden), avec cette construction très originale en boucle, avec cette scène qui continue sur le générique de fin, comme un cauchemar, avec cette ambiance façon Agatha Christie, avec ces personnages gentiment caricaturaux à la Cluedo, ravit ; ce cocher de corbillard (Dearden également), qui va faire un tour vers le surréalisme, vers un onirisme fantastique à deux doigts du burlesque, là aussi étonne par son changement d'ambiance, par ses images fortes. Mais ce sont les deux autres histoires qui emportent vraiment l'adhésion. Cavalcanti renouvelle les histoires de ventriloque avec cet homme hanté et dépassé par sa marionnette, sorte de prolongation de son surmoi bien entamé : elle balance des horreurs, affiche la virilité qu'il n'a plus, négocie sa carrière, alors que le marionnettiste (excellent Michael Redgrave, lui aussi issu de A Lady vanishes) est un loser introverti et faible. Cette histoire va ouvrir la voie à tous ces films psys sur les rapports entre créateur et créature, une vraie réussite.

Enfin, la meilleure partie selon moi : l'histoire du miroir hanté, réalisée par Robert Hamer. Non pas tant par ce qu'elle raconte que par l'extraordinaire façon qu'a le réalisateur de jongler avec les points de vue. On est tantôt dans le regard du mec envouté, qui voit dans le miroir un autre décor que le sien, tantôt dans celui de sa femme, qui le voit s'enfoncer dans la folie, tantôt dans celui d'un narrateur omniscient, sans que jamais on ne soit gêné par ces allers-retours, tant le film est d'une fluidité magique. Magnifique plans alternés entre le couple devant le miroir et le reflet vu par l'homme, lui seul, la voix de sa femme se faisant entendre comme extérieure au décor. Une école de mise en scène. Qu'on ne tremble pas devant ces histoires est évident, a-t-on sincèrement peur devant un film depuis qu'on a quitté l'adolescence, a fortiori devant un film des années 40 ? Moi, j'ai trouvé ce petit film merveilleux.  (Gols - 23/04/24)

 

22 avril 2024

Une Aventure de Billy le Kid (1971) de Luc Moullet

Si vous avez envie de vous octroyer une petite balade délirante dans les Hautes-Alpes, je vous ai trouvé pour ce faire le meilleur guide qu'il soit : Jean-Pierre Léaud ; un Jean-Pierre encore dans sa prime jeunesse, fougueux, romantique, dingue comme un scalp... On sent bien que Moullet, désireux de trousser une sorte de série B à la française, ne se pose pas vraiment de question au niveau du scénario : il reste surtout concentré sur son cadrage de façon à placer ses deux personnages principaux un peu dingues au beau milieu de ce décor naturel transcendant... (les décors le sont, le film moins). Léaud is Billy the Kid : après avoir attaqué une carriole et dézingué une poignée d'individus, poursuivi par une meute de types mal habillés, il rencontre dans sa fuite une donzelle ensevelie (le décor se révélera plein de surprises, le film moins)... Il lui jette au départ à peine un coup d'œil, on devine déjà la suite... Mais, autant vous le dire promptement, cette "relation" s'avèrera beaucoup plus complexe qu'elle en a l'air (bon, je ne vais pas non plus vous dévoiler le seul twist de la chose...)...

Un type armé (aussi crédible que moi en MMA), une donzelle rotonde attachante, des poursuivants un peu lourdauds, des Indiens, et c'est parti pour une course-poursuite assez bon enfant !... Bon, il faut avant tout aimer les pitreries de Léaud pour sourire de temps en temps à la chose (heureusement, relativement courte) : que notre gars se retrouve perdu au fond d'un trou, coincé sous des pierres ou avec une corde à son cou, c'est à chaque fois des yeux au ciel, des ahanements de dingue (Léaud fait admirablement bien le scrogneugneu quand il est énervé), des petits poings serrés qui frappent le ciboulot... Comme Moullet a en plus une certaine tendance à accélérer quelque peu les images de son film (à moins qu'il s'agisse d'une décision de Jean Eustache himself préposé au montage - histoire d'en finir plus vite ?), on a souvent l'impression d'assister à une comédie muette ultra vintage avec, en prime, parfois, les petits cris du Jean-Pierre... Sur ce fil plus que mince, Moullet nous montre les trésors de ces paysages et va même, en bout de course, à bout d'imagination sans doute (!), nous livrer sa propre vision linguistique du monde indien - du doux délire... Un "western d'amour alpestre" tourné à la vitesse à laquelle Lucky Luke dégaine - pas aussi efficace mais rigolo parfois... Once again, pour fan averti de Léaud... et ceux qui aiment chez Moullet (s'il en existe) ces petites atmosphères légères sans grande prise de tête... Léaud the Kid...

Léaud the King

22 avril 2024

LIVRE : La Crème des Hommes (Portrait of a Mobster) de Harry Grey - 1959

Dans les polars, généralement, quand un type se fait buter, on ressent autant d'émotion que lorsqu'on allume une allumette - après tout, ce n'est jamais qu'un être de papier. Chez Harry Grey (l'auteur de The Hood, base d'Il était une Fois en Amérique), quand le personnage principal (Dutch) bute un mec... on se dit que le mec est vraiment mort, qu'il fut vraiment un être de chair et qu'il a, le bougre, plus ou moins souffert (cela dépend en fait généralement du nombre de balles reçus et de l'endroit du corps atteint)... On fait donc un peu moins le malin. Dans cet ouvrage, on retrouve un petit caïd de quartier qui se prend à rêver de prendre le contrôle total du Bronx (pour ce qui est de la distribution de la bière et des jeux d'argent tels que la loterie) ; pour ce faire, il lui suffit se dit-il de s'encadrer d'une poignée d'hommes, de jouer les gros bras auprès des Irlandais, des Italiens mafieux et d'autres petites teignes locales et d'installer son business : il fait le tour des popottes et se montre vite convainquant - c'est oui ou... ou ? c'est oui, donc ; il aime, au cas où, se faire justice lui-même avec ses petits poings cagneux ou son flingue porte-bonheur ou (plus spectaculaire mais tout autant efficace) demander à l'un de ses bras droits de poser une bombe pour faire sauter un appart ou tout un immeuble... Faut pas le contredire, quoi, le retour est rapide, ce d'autant qu'il est un peu nerveux, limite alcoolique, voyez... Dès le premier chapitre, avec cette longue scène d'attente d'un tueur dans son propre antre, attente que Dutch passe en discutant le bout de gras avec la donzelle du tueur, on sent chez notre héros comme un petit goût pour la perversité macabre et sexuelle... Le tueur qui finira par se pointer en fera les frais... tout comme la donzelle d'ailleurs puisqu'il la prendra ensuite sous son aile (enfin disons même dans son lit) , ainsi que sa petite soeur (dans le lit, toujours), et que sa mère (dans le lit, aussi - il a un faible pour les rouquines...)... Une montée en puissance, dans la violence, le pouvoir, une ivresse des sommets qui a tout de même ses limites... Des trahisons ici, puis là, puis la paranoïa, cette putain de paranoïa qui fait le reste... L'égo de Dutch a beau se situer au moins à ce niveau (geste probant), le stress + l'alcool + le doute + les coups de sang vont avoir quelque peu tendance à le faire redescendre sur terre... Un polar classique en soi, la chute après avoir flirté avec le summum... sauf que tout cela sonne comme terriblement crédible et réaliste. Saignant et moite. Grey, mon pote le tueur... Je continuerai volontiers sur ma série (noire) - sachant qu'il ne reste de toute façon plus qu'un petit bouquin du gars Grey à découvrir... Dommage, on y prenait goût.

21 avril 2024

Terminator (The Terminator) (1984) de James Cameron

Rien de tel qu'un petit film d'art et essai pour conclure le week-end. Quoi ? Je vous ferai remarquer tout d'abord que Cameron est fêté actuellement à la cinémathèque, que mon camarade Gols, sûrement sous le coup à l'époque (and still) de l'ivresse des profondeurs, tient Abyss pour un chef-d’œuvre ou encore que Gilles Lellouche est en course pour la Palme d'or... Alors bon, ne me parlez plus de frontières dans le septième art... Et ce Terminator sinon ? On est dans la fine dentelle (détruire), dans le film à thèse (détruire), dans le rôle d'une  vie (Schwarzenegger en robot, il fallait y penser : tu n'exprimes rien, tu marches comme un meuble, tu t'imposes même contre les murs - c'est génial). Si l'histoire semble au départ quelque peu alambiquée (un homme-machine (the Terminatur) est envoyé par des machines : un pur, un dur qui vient du futur pour détruire la mère d'un futur résistant contre lesdites machines), on sourit devant le simplissime fil conducteur : Sarah Connor, protégée par un résistant qui vient également du futur, doit échapper par tous les moyens au bourrinus terminatus armé jusqu'aux dents, sans foi, ni lois, ni foie. Une banale course-poursuite à la con, classique, basique...

On rit dès le départ de ces effets spéciaux vintage en ouverture, de ce meuble en cuir tout aussi vintage qu'était alors Schwarzi, de la coupe de cheveux de cette pauvre Sarah amoureuse sûrement en son temps du Playmobil tennisman Jimmy, de cette musique eighties électronique qui ferait passer Jean-Michel Jarre pour un esthète... On rit et puis peu à peu, malgré tout, on se prend au jeu de ce terminatus qui décanille du flic à la douzaine comme de vulgaires cloportes (ahahah, un type qui vient du futur... il rentre dans leur bureau en bagnole et les trucide les uns après les autres... Tous les flics sceptiques tombent dans la fosse...) : cette escapade nocturne pour échapper à la mort (Sarah et le résistant du futur faisant équipe seuls contre tous, faisant d'ailleurs rapidement plus qu'équipe...) devient un véritable jeu de massacre, une course contre la mort, contre un futur inéluctable : une femme peut, éventuellement, encore sauver la planète... Il lui faut juste survivre face à cette violence mi-homme mi-machine lancée contre elle...  Ce truc indestructible (dont on est en partie responsables et qui prend en quelque sorte sa revanche : exterminer ces cons d'humains) nous fout les miquettes et son regard rouge-laser lancé à pleine vitesse sur sa moto ou au volant d'un semi nous fait plus que frémir... Bon, c'est bourrin en diable mais l'on sent chez Cameron ce terrible sens de l'efficacité et du jusqu'au boutisme - ça partait comme une petite partie de rigolade genre serial-killer sans imagination (toutes ces Sarah Connor qui morflent sans savoir pourquoi eheh), ça s'achève dans le feu et le sang - l'enfer du terminator. Aussi con que la mort et la violence extrème, un genre est né - le fin mot de Cameron. Collector.

20 avril 2024

LIVRE : Ça sur moi de Sébastien Joanniez - 2018

Autoportrait en pièces détachées, ce recueil de petites pièces poétiques du très attachant Sébastien Joanniez est une merveille de simplicité. Modestement, sans se la ramener, par une écriture qui n'en rajoute pas, qui cherche le bon mot au bon endroit et sait s'arrêter dès que la sensiblerie s'annonce, il tente de se comprendre lui-même, en tournant autour de quelques thèmes : sa dépression, son couple, sa maladie, son quotidien le plus trivial (courses au supermarché, discussions entre mecs au bistrot, coups de fil de sa femme). Il parvient ainsi, par tout petits coups de burin qui entament à peine sa surface, à donner l'image d'un être, imparfait, névrosé, pitoyable parfois, mais aussi volontiers joyeux. Ces pièces disposées comme des cailloux sur la page (le bougre est un adepte de l'anagramme), ont en commun, outre leur tentative de portraiturer leur auteur, un humour, une légèreté, une posture simple par rapport à la vie ; autant de tendances que vient démentir la dépression latente qui vient faire un tour dans presque toutes. Joanniez évite à tout prix le livre auto-centré ("Je ne cherche pas à faire de moi / Le sujet rêvé / D'un livre nombril"), tente au contraire d'universaliser son expérience ("Et peut-être suis-je / Trop présent ici / Dans ce cas / Laissez ce livre / Et prenez un miroir."), de dresser en quelque sorte le portrait du mâle ordinaire occidental d'aujourd'hui. Il y parvient en empruntant la toute petite porte, mais il y parvient tout aussi efficacement que les grands livres ambitieux. En notant minutieusement les minuscules soubresauts du quotidien, en évoquant avec la politesse de la simple évocation son passé, en haussant le ton mais juste un tout petit peu (ces "Elles m'énervent" de plus en plus gros dans la page, cette page emplie uniquement des mots "Indispensable" et "Inutile"), en rompant toute sentimentalité trop appuyée par des petits dessins naïfs (d'Aurélie Blanchin), mais en ne se privant pas du sentiment ("JE NE SAIS RIEN / QUE LA LUMIÈRE DU JOUR / ET LE JOUR ATTEND / QUE JE ME LÈVE"), il nous offre une pépite de délicatesse, drôle et très émouvante.

20 avril 2024

Festival de Jean-Claude Rousseau - 2010

Mon attirance ponctuelle pour les films expérimentaux m'a mis sur les traces de ce Jean-Claude Rousseau, que je ne connais pas du tout mais dont la biographie et les passions (pour Straub et Huillet, notamment) sont pour le moins tentantes. Au hasard, boum : Festival, qui devrait vous rassasier si vous êtes dans la même recherche. On reste assez saisi par ce film, qui ne fait pourtant rien pour se faire aimer et qui cultive une épure qui confine à l'aridité. Sans avoir vraiment saisi ce que ce diable de Rousseau a bien pu vouloir dire, disons que le truc travaille sur la durée, sur l'occupation de l'espace de l'écran, sur la longueur de plan.

Deux parties clairement séparées : la première est certainement la plus facile, puisque Rousseau y travaille un certain humour reposant sur la critique de son propre film en train de se faire. Un homme se déclare incapable d'écrire, une femme qui essaye de l'enregistrer se rend compte qu'elle ne parvient à capter que les "espaces blancs" entre les mots. On le voit : il va donc être question d'une incapacité, d'un échec, et d'aller chercher les interstices entre les actions plutôt que l'action elle-même. On a donc droit à une série de plans très longs, la plupart du temps vides, rues désertes, bouts de trottoir, chambres inoccupées. Le cinéaste y fait l'essai d'un cinéma privé de tout ce qui fait cinéma d'ordinaire. C'est à peine si de temps en temps la présence muette d'un homme dans le champ peut faire penser à un début de trame, surtout que ses actions semblent obéir à une motivation précise : dans sa chambre d'hôtel, il déplace ses vêtements, scrute l'extérieur comme s'il attendait quelque chose, fait bouger l'eau de sa baignoire, on peut même penser à un moment qu'il va se défenestrer. Autant de minuscules pistes de narration qui ne seront pas menées au bout, le cinéaste préférant filmer ces plans témoins de son impuissance à lancer une action. Ce qui est assez marrant, c'est qu'en voix off, on entend un collègue à lui (interprété par Guiraudie) critiquer ce qu'on voit à l'écran : qu'est-ce que c'est que ces plans trop longs, on s'ennuie, à côté de Straub c'est du pipi de chat. Rousseau insère donc dans son film une critique de son film, enlevant pas mal de poids à la chose. Et on se surprend à aimer particulièrement certains de ces très longs plans (surtout que les cadrages sont parfaits, les couleurs très bien pensées, la longueur très mesurée dans sa démesure), qui forcent d'autant plus le respect qu'ils sont mis en question par Guiraudie.

Ça se gâte un peu dans la deuxième moitié, puisque Festival se radicalise un peu plus en ne montrant strictement plus rien, ou presque : l'homme vu plus haut, désormais livré à une solitude extrême et à des rituels sans sens qui le conduisent à arpenter une vielle salle de cinéma, à en essayer les sièges un par un, à s'asseoir dans le foyer, à se branler dans sa chambre d'hôtel, à zapper sans envie sur la télé, à guetter toujours on ne sait quoi par la fenêtre. Plus de mots, que des plans fixes, très longs, que cette caméra fixe qui enregistre le néant. On s'emmerde pas mal, je peux vous le dire, et il faut s'accrocher pour prendre encore un certain plaisir à scruter ces plans certes parfaits. On le trouvera (le plaisir) en s'efforçant d'éprouver quelque chose de cette durée imposée par le cinéaste, de chercher à voir ce qu'elle nous fait, à décrypter les possibles pistes scénaristiques dans cette suite de gestes sans affect. Un peu comme quand on regarde un film des Straub, donc, l'ennui fait partie des sentiments qu'on éprouve, et la rêverie cède vite la place à la concentration sur le film... ce qui a son intérêt, je ne dis pas. Au final, on se réveille de trois bons quarts d'heure de rêve éveillé, et on a l'impression d'avoir traversé un moment de cinéma, dirais-je de façon un peu hasardeuse. Avec ma soif d'expérimental assouvie pour l'instant.

20 avril 2024

SERIE : Samuel d'Emilie Tronche - 2024

Voilà : on envoie une petite série animée un peu au hasard, un peu par désœuvrement, en se disant qu'on regarde un épisode et au lit, et on tombe sur une petite merveille qui vous tient toute la soirée. Samuel m'a troué le cœur, c'est pas compliqué. Avec une économie de moyens totale, avec modestie, avec un sens même du dénuement (21 épisodes d'une poignée de minutes à chaque fois), Emilie Tronche nous offre une fresque dans un verre d'eau, une traversée de l'enfance, une chronique ultra-sensible et pertinente sur ce que sont ces années, sur ce qu'elles déterminent de nos années d'après, sur les mile petits outrages, espoirs, joies, tragédies, questionnements qu'elles déclenchent. Dès le premier épisode, on est happé par la justesse du ton : on est à hauteur de gosse, dans le principe (certes très classique) du jeune héros qui rédige le journal de son quotidien, et nous raconte par le menu ses petites aventures ordinaires. On restera jusqu'au bout dans ce fragile rapport-là d'un enfant qui nous raconte, avec ses mots et sa personnalité, sa vie : pas d'apport adulte, pas de contrepoint moral ou psy, juste un témoignage. Et à constater l'authenticité de ce regard, on se dit que Tronche n'est pas sortie de l'enfance. Samuel est absolument craquant avec son flegme, sa distance, sa capacité à s'auto-critiquer, son regard déjà désabusé sur le monde, son humour, ses accès de sensibilité (voire de sensiblerie), et la série, d'une délicatesse miraculeuse, nous replonge en deux-deux immédiatement dans les émotions de nos 10 ans.

La série ne raconte que ça : les amours de Samuel pour la belle Julie, sa bande de potes, son ennemi juré, la voisine et ses chats, ses cauchemars, ses rapports conflictuels avec la brune Bérénice, ses émotions quand il assiste à un ballet de danse de sa mère ou qu'il reste en apesanteur au fond d'une piscine, son copain qui perd sa grand-mère, ses colères, la joie de sécher un cours... Mais il le raconte avec toujours ce petit ton irrésistible, capable de vous faire sourire et de vous mettre les larmes aux yeux dans le même instant. Plus fort que ça, je ne vois que Céline Sciamma, dont la série rappelle le magnifique Ma Vie de Courgette. Comme elle, Tronche comprend profondément ce monde, et le respecte : il n'y a aucune moquerie dans Samuel, aucune distance, aucune "mignonnerie". C'est aidée par un trait de crayon étonnant que la réalisatrice parvient à cette magie : c'est épuré en diable, avec ces personnages grossièrement griffonnés, ces décors à la Saint-Ex, ce noir et blanc simplissime, cette animation "amateure". Tout tient dans le timing, dans la douceur des voix, dans le sens précis du détail (les yeux qui bougent au bon moment millimétré) ; et aussi à la justesse des situations (qui n'a pas été humilié par le connard de service plus beau et plus fort que nous ? Qui n'a pas souhaité hurler et danser dès que la fille qu'on aime nous a regardé ?) et au choix des musiques, sentimentales, nostalgiques, parfaites. Le fait que le tout soit découpé en tout petits épisodes ajoute à l'aspect "bonbon" : on pioche dans ces souvenirs comme dans un bol de fraises Tagada ; mais celles-ci sont parfois chargées d'amertume, la série ne refusant jamais d'explorer aussi les cruautés de l'enfance, ses grands désespoirs, ses injustices. Au bout des 21 fraises, on est ravagé, bouleversé, rassasié et ému aux larmes, sans que la film ne nous l'ait jamais demandé : un trésor. (Gols 14/04/24)

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Merci à Gols pour cette petite découverte artéesque qui rythma joliment ces dernières vacances familiales... Oui, c'est parfaitement écrit (il y a des réminiscences de Bref ou c'est moi ?), cela nous replonge avec joie et mignonne nostalgie dans cet entre-deux âges (10-12 ans), dans une certaine époque aussi (tiens des Petits Cœurs...) même si Tronche use des références passéistes avec parcimonie et c'est surtout (j'enfonce le clou) impeccablement mis en musique et mis en mouvement : la plupart des épisodes peut être caractérisée par une petite chansonnette (et souvent en prime une petite danse superbement chaloupée et animée) ; c'est un florilège de petites choses datées et envoutantes (d'Abba à Julie London), de French songs indémodables (de Sheller à Jonasz - le solo sur "Un Homme heureux" est redoutable), de musiques de film inoubliables (du Chase midnightexpressif de Moroder à Ryuichi Sakamoto lawrencesque), ou encore de petites compos plus récentes mais tout aussi efficaces (de Bruno Mars à Swamp Dogg)... Une musique qui vient à chaque fois délicieusement souligner les états d'âme quelque peu cyclothymiques  de notre Samuel, amoureux novice et aveugle - un état d'esprit qui peut durer une vie entière, je vous l'accorde. Son journal (auquel il reste fidèle), sa bande de potes (fluctuante), ses amours (il y a toujours deux filles en compétition, c'est une sorte de règle), ses doutes, ses envies, ses craquages, ses mini-euphories... Chaque épisode (21) se consomme comme un tendre petit œuf en chocolat au goût varié et unique et le 21ème épisode nous laisse tout dépité (roooh, c'est déjà fini ! Ah les vacances aussi, remarque...). Incontournable - la bande-son de l'été ? Vous y allez fort, mais allez... (Shang 20/04/24)

 

19 avril 2024

LIVRE : Cold Case d'Alexandre Labruffe - 2024

Labruffe, pour les beaux yeux de sa belle (coréenne) et d'une mort mystérieuse qui fait froid dans le dos, joue au détective : alors même que la famille de sa douce se délite (à l'image de ce père qui déraisonne et qui est assigné à résidence chez les fous) un fantôme, comme congelé dans le passé, continue de hanter l'ensemble de la famille ; il s'agit ni plus ni moins d'un oncle qui, au début des années 70, fut retrouvé nu, mort de froid, au fond d'une colonne d'aération, non loin d'un asile dont il s'était échappé, au Canada... Alors même qu'il s'était exilé avec ses deux frères dans ce pays glacial et ce avec la bénédiction de leur père, il a trouvé la mort dans des conditions plus que troubles. Que s'est-il passé alors : suicide, accident, meurtre ? Les conjectures sont multiples... Labruffe et son aimée, remontés comme des pendules, sont bien décidés d'éclaircir ce drame qui continue, comme une chape de plomb, de peser sur les héritiers de ce nom de famille, de ce non-lieu (aucune enquête n'ayant été alors faite à l'époque malgré les diverses interrogations que pouvait soulever la découverte de ce cadavre six semaines (!) après sa disparition...).

 

Labruffe, l'air de rien, au départ, se lance dans cette enquête, interrogeant des proches (de sa compagne), fouillant dans les journaux d'époque, tentant de retracer la piste, les pistes de ce crime (?), évoquant le contexte local, les acteurs locaux... Ce corps retrouvé congelé, s'il s'est comme évaporé aux yeux de la justice dès lors qu'il a été découvert (belle justesse du titre - pas mieux), continue de miner les rapports familiaux, de perturber les siens (le frère ainé de ce mort en particulier, et, par ricochet la fille d'icelui comme si cette mort avait fini par engloutir la raison de son pater). Quelques éléments probants sont peu à peu exhumés, sur les conditions de cette mort notamment, aucune piste n'est négligée (paranoïa pure, agent secret, règlement de compte mafieux, politique ?...), aucun moyen de progresser rejeté (que ce soit des voyants ou des chamans...). On se prend au jeu de cette histoire personnelle et même si l'on se doute, as usual, que la quête est plus importante que la finalité même de l'enquête, le récit demeure haletant jusqu'au bout - Labruffe, haïkuisant à l'occasion, histoire de trouver les mots les plus évocateurs ou de décrire des états d'âme avec une certaine épure, tisse un récit où petits poèmes  et proses se côtoient avec une  ironie certaine (ironie qui se retrouvent jusque dans les petits jeux de mots involontaires de sa douce parlant français). Minutieuse enquête des plus prenantes où Labruffe se lance (via ce cadavre) corps et âme. L'amour enfin moins froid que la mort.

18 avril 2024

Orlando, ma Biographie politique (2023) de Paul B. Preciado

Voilà ce qu'on pourrait littéralement appeler un film de genre (je pourrais d'ailleurs m'arrêter là, ne pouvant ensuite faire mieux dans le jeu de mots minable). De genre ou de nouveau genre puisqu'il est ici question de personnes qui, non, ne passent pas de femme à homme ou d'homme à femme mais qui "voyagent en terre inconnue", navigant dirais-je entre deux états, un genre de trans-port pour devenir trans-genre si on veut, refusant, pour être clair, d'être "binaire". Moi, simple binaire si je puis dire (je ne pensais pas un jour écrire ce genre de phrase mathématiquement paradoxale), je suis, dois-je l'avouer, un peu loin de ce monde-là et suis donc tout ouïe devant ce qu'il se dit ici. Paul B. Preciado, partant de l'Orlando de Virginia Woolf, organise une sorte de casting pour trouver son Orlando, ses Orlando. Chacun des participants évoque sa propre histoire, (ainsi que Paul B. Preciado), tout en racontant l'histoire d'Orlando, citant des passages, rejouant des situations, récitant des dialogues... Une façon de rendre hommage à ce texte audacieux de Woolf datant de 1928 tout en évoquant, par la bande, sa propre transformation personnelle ; on apprend ainsi notamment qu'une des Orlando, dès l'âge de onze ans, a décidé de "bloquer sa puberté" pour ne pas voir son corps se transformer en femme et pouvoir "en amont" intervenir sur son corps. Si l'on peut être quelque peu étonné, nous pauvre binaire, de la précocité de ce choix, il semble s'agir d'une telle évidence pour la personne concernée qu'on ne peut qu'être convaincu de sa décision...

Preciado, entre deux scènes, entre deux Orlando, évoque également quelques incontournables du "genre", le passage par le psy, le passage par la table d'opération, ou encore la difficulté à pouvoir changer ses papiers d'identité (heureusement, Virginie Despentes herself, jouant au juge, viendra sur le fil apporter son soutien à ces différents Orlando). Un véritable parcours du combattant à l'image de cet Orlando du siècle passé qui ne fut, lors de son retour en Angleterre, après être devenue femme, plus reconnue, plus "admise" que par son chien. Même si chacun des acteurs est plus ou moins à l'aise avec son texte, si quelques baisses de tension sont à noter à mi-parcours, Preciado laisse à chacun du temps pour définir d'abord ce qu'il est, pour raconter son propre parcours (les diverses difficultés rencontrées comme le soulagement de pouvoir vivre son identité propre dans cette société terriblement normative) puis pour "jouer son rôle". Des témoignages "mis en scène" avec un certain naturel, sans fard, permettant à chacun de faire entendre sa voix. Woolf, woolf, genre ?

 

17 avril 2024

Un Homme intègre (لِرد) de Mohammad Rasoulof - 2017

Difficile de critiquer un tel film : il a valu des mois de prison et d'exil à son réalisateur, ce qui prouve d'une part sa pertinence politique, de l'autre l'immense courage de Rasoulof. Pourtant, figurez-vous que je suis un peu partagé par Un Homme intègre. C'est un film tout à fait noble, porteur de discours forts et intéressants, mais il me semble que le traitement est un brin didactique, la situation de base trop exemplaire, le tout trop symbolique... bref, que tout ça sent un peu trop le labeur pour être vraiment crédible, comme si Rasoulof surlignait tout pour nous aider à comprendre son discours. Son film est pourtant un modèle de rigueur et de pudeur, usant volontiers de l'ellipse pour densifier sa trame, ne prenant jamais le public pour une masse d'idiots. Et c'est vrai que cette histoire est passionnante, à la fois terrifiante et très tenue, et qu'on passe un bon moment à en suivre le rebondissements : c'est l'histoire d'un petit pisciculteur sans histoire qui va subitement être confronté à l'absurdité de la politique de son pays. Son terrain est convoité par des promoteurs verreux, mais il refuse de céder à la politique du pot-de-vin et des petits arrangements. Lui veut rester un homme intègre, donc, et son obstination le poussera très loin : de fil en aiguille, son souci d'honnêteté, qui vire à l’obsession, va lui faire perdre à peu près tout, son élevage, sa femme, ses biens, sa liberté, son honneur. Et on suit à ses côtés ce long plongeon vers l'enfer, confrontés avec lui à la fatale question : vaut-il mieux mourir dans l'honneur ou vivre dans le compromis ?

Il y a un côté David contre Goliath dans ce portrait d'un petit homme s'agitant comme un beau diable pour garder sa dignité et ses convictions face à un système qui broie toute velléité d'honnêteté. L'Iran tel que décrit par Rasoulof est un marasme de corruption et de connivences dans lequel il est strictement impossible de garder la moindre foi en l'homme qui on veut s'en sortir. La somme de calamités qui s'abat sur notre pauvre gars fait peine, et met la rage au ventre. Le film montre une absence d'espoir totale qui le fait échapper au tout-venant de ce type de productions indignées mais sagement œcuméniques : il n'y a rien à faire, son pays restera un creuset de malhonnêteté. On voit la subtilité qu'auraient pu y mettre un Panahi ou un Farhadi, qui sur un sujet malheureusement aussi rebattu sous ces latitudes auraient su, pour l'un en faire un objet purement cinématographique (l'appel de la poésie), pour l'autre en faire un suspense haletant. Rasoulof, lui, reste au ras du bitume et offre un pamphlet pur et dur. Il y perd en émotion, et même un peu en force de frappe. Son film devient une simple dénonciation, sans vraie réflexion ou traduction cinématographique. On est indigné, certes, mais pas très convaincu patr la forme, trop rêche, trop direct, manquant de subtilité, s'avançant avec la grâce d'un bulldozer. Tant pis : voilà tout de même un film utile et couillu.

 

17 avril 2024

Location Africa (1987) de Steff Gruber

On essaie d'être complet sur Herzog, on ne peut pas nous l'enlever... Voici un doc d'un peu plus d'une heure sur le tournage du film Cobra Verde ; la chose sûrement la plus surprenante dans cette entreprise, c'est que l'on sent que le gars Gruber, fan du gars Herzog au départ, peine à véritablement s'extasier sur ce tournage difficile et sur le cinéaste en plein travail : on ne le sent pas franchement traversé par une quelconque exaltation, bien au contraire ; s'il interroge Herzog sur son travail, s'il évoque les difficultés du tournage et les (incontournables) tensions entre Kinski et Herzog, il semble surtout chercher à se désolidariser du réalisateur lorsque les figurantes amazones ghanéennes expriment leur mécontentement... On se demande un peu d'ailleurs ce qu'il est venu faire ici, ce qu'il pensait y trouver : Herzog, dans des conditions de tournage pour le moins difficiles (problèmes techniques, multitude de figurants, acteur principal chiatique (Kinski et son miroir... et sa volonté d'imposer ses choix d'angle de caméra...)), fidèle à lui-même en un sens, tente de faire plus souvent qu'à son tour le dos rond pour mener à bien cette expérience un peu starbée, pour traduire en image cette vision délirante de cet épisode esclavagiste africain... Il en chie, mais il assume...

Gruber, lui, se contente d'interroger le cinéaste entre deux pauses, de se laisser aller à quelques commentaires parfois un peu douteux (une équipe de tournage est une sorte de mini expérience du colonialisme... mais cela, lui, ne le concerne pas, sans doute, il se place totalement au-dessus de la mêlée...), tentant d'avoir éventuellement le beau rôle (lui, monsieur, il prend le temps d'interroger une poignée de figurantes, de s'intéresser à elles, à leurs rêves... n'ayant de toute façon pas grand-chose d'autre à dire ni à faire...). Au final, loin de ressentir véritablement la "folie" du tournage, de sentir la tension à brûle-pourpoint, de pénétrer dans ce tourbillon cinématographique délirant (comme avait su si bien le faire Les Blank sur Fitzcarraldo), on reste un peu trop superficiellement spectateur de la chose - comme ce Gruber finalement, pas franchement inspiré sur l'action, incapable d'avoir un angle d'attaque. Un doc mou et tiède...

Venez vénérer Werner

17 avril 2024

HERZOG

Grâce à l'équipe de Zoom Arrière (Benjamin Fauré en tête), nous avons (modestement) contribué (une vingtaine de textes, tout de même, issus de ces colonnes et quelque peu remaniés) au prochain numéro de la revue consacrée à Werner Herzog (à paraître). Ci-joints le projet de couverture et un lien vers la boutique (https://zoomarriereboutique.blogspot.com/)  : ce sera disponible dans les semaines qui viennent - de la patience, avant toute chose. Nous sommes contents, oui !

 

16 avril 2024

LIVRE : Les Oracles (The Oracles) de Margaret Kennedy - 1955

A chaque bouquin, Margaret Kennedy parvient à gagner notre estime notamment par sa façon de trousser des livres avec de multiples caractères et d'assembler, de confronter les divers morceaux de ce puzzle humain : il en ressort à chaque fois des récits qui, s'ils nous perturbent quelque part au début en semblant partir dans tous les sens (quels sont les personnages principaux ? Vers quoi va tendre l'intrigue ?), finissent par trouver indéniablement leur force : cet ensemble "choral" (de multiples personnages d'un petit bled provincial : un notaire féru d'art et sa femme, une mécène sans scrupule, un artiste à peu à la ramasse, un critique d'art etc...) ainsi qu'une poignée de gamins) gravite autour d'un même axe (ici une (soi-disant) statue d'Apollon) et ces multiples trajectoires qui ont toute leur existence propre (on saute pratiquement d'un personnage à l'autre à chaque chapitre) donnent au roman de multiples facettes sur des thèmes aussi divers et inattendus que l'art abstrait ou la responsabilité des adultes face aux enfants. Un orage qui tombe sur une ville paniquée, une soirée copieusement arrosée qui part en vrille, une statue qui passe de main en main, et des conséquences pour le moins imprévisibles sur cette mini communauté :  des adultes qui disparaissent (et laissent leur gamin à leur propre sort), des couples qui se déchirent, des bourgeois qui se la pètent et cherchent à tirer profit de la moindre situation... On tente de trouver un fil conducteur dans ce récit mené avec une ironie toujours aussi fine (les adultes se ridiculisent plus souvent qu'à leur tour) puis on laisse tomber en route ce fil  en s'amusant de ces controverses pour le moins absurdes (sur l'art en particulier) et de cet aveuglément quasi généralisé de ce petit monde d'adultes (qui se prend pourtant très au sérieux) sur la vien en général et les enfants en particulier. Avant que "l'oracle" ne soit révélé, que la vérité n'apparaisse (ou pas), moult personnes partiront sur des voies de traverse qui les conduiront à leur perte ou... à la rédemption. Nouvelle petite dentelle de Kennedy qui nous démontre une nouvelle fois sa capacité à créer une structure romanesque raffinée et des personnages de papier d'une densité folle - le tout en teintant son roman d'une causticité toujours aussi piquante. Tasty.

16 avril 2024

L'Acteur (2023) de Hugo David & Raphaël Quenard

Le gars Raphaël Quenard a le vent en poupe (9 films tournés en 2023 ainsi qu'en 2022. Qui dit mieux ? Plus Depardieu en tout cas...) et en profite pour nous livrer ce petit film autocentré et caustique sur le métier d'acteur... En plein tournage de Chien de la Casse, son réalisateur, quelques-uns de ses partenaires et Quenard himself livrent leur réflexion sur son interprétation. Quand le néo-cinéaste dénigre son acteur principal ("un type qui ne pense qu'à lui" ! Au début c'est drôle, mais cela devient aussi un peu lourd et systématique par la suite...), l'autre, l'acteur principal donc, se lance dans des thèses à la con et creuses sur le métier (sous influence Al pacinesque), fait sa diva en répétant son texte en prenant des accents divers (pourquoi ? parce que, voilà, c'est tout) et fait mine de se prendre tout du long diablement au sérieux... Petit numéro edouardbaeresque du Quenard qui montre qu'il peut faire l'andouille à toutes les sauces (même wasabi). On oscille entre une ironie bon enfant et un brin de complaisance un peu facile : si l'on apprécie à sa juste valeur certaines mimiques (surtout au début) de l'acteur, on trouve qu'il ne s'est pas non plus trop cassé la nénette dans ce petit numéro en free lance complet. Pour fan, surtout.

16 avril 2024

Les Colons (Los Colonos) (2023) de Felipe Gálvez

Le cinéma sud-américain a le vent en poupe et quoi de mieux pour le vérifier que de se lancer dans la vision de ces Colons. L'histoire ici est assez simple : un homme, envoyé par un gros gros propriétaire de moutons installé au Chili, est censé trouver une voie jusqu'à l'Atlantique et se voit donner carte blanche pour "nettoyer la route", autant dire dézinguer de l'Indien... Notre homme, le lieutenant MacLennan d'origine écossaise qui tient sa fierté d'avoir combattu dans l'armée anglaise (tout cela, son titre comme ses origines, aura sa petite importance) part donc en mission avec seulement deux hommes, un métisse bon tireur qu'il a choisi et un ricain que lui a collé dans les pattes son boss. C'est parti pour une traversée vers l'inconnu, au milieu de splendides paysages sauvages... Mais la sauvagerie n'est-elle pas avant tout humaine, d'une part, et, d'autre part, peut-on éternellement échapper à ses méfaits ?

On aime ces bons vieux films d'aventures rugueux, ces échappées sauvages aux allures de western sud-américain. Paysage d'herbes hautes, collines à perte de vue, montagnes andaises comme cerise panoramique sur le gâteau, on est gâté en terme d'horizon lointain... Mais ce wilderness est traversé par des individus qui peuvent à tout moment dégoupiller... Qu'ils croisent des voisins argentins sur la frontière, des Indiens blottis dans la brume, ou un détachement d'anciens soldats du vieux continent, chaque situation est explosive et risque de se terminer dans le sang... ou dans la sueur brute... Une aventure guère reluisante qui tournera parfois au cauchemar pour notre trio (en tant que tortionnaires ou victimes, là reste la question...)... La dernière demi-heure se fait beaucoup plus assagie, presque douce (cette magnifique petite ballade entonnée par des voix féminines) : seulement voilà, l'heure des comptes a sonné et reste à savoir qui paiera l'addition... De brusques montées de tension, de violence dans ce film qui illustre toute la liberté alors donnée (on est vers la fin du XIXème), dans cette contrée de rêve, à ces missionnaires sanguinaires. Un film aux effets mesurés, fougueux au besoin puis mezza voce en fonction des situations, qui traduit avec un certain cynisme (selon que vous serez puissant ou... éternelle rengaine) la façon dont justice sera rendue. Un film du chili, incarné - forcément.  (Shang - 25/03/24)

 

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Pas convaincu, de mon côté, même si je reconnais que le film, au niveau scénaristique surtout, a maintes qualités. J'étais prêt à me laisser aller à cette lente ballade dans les montagnes de la Cordillère, et tout enclin à me réjouir de ce glissement du genre western dans une autre culture, qui s'avère finalement être très proche de l'autre : mêmes cow-boys bas du front, mêmes Indiens, même dualité entre Bien et Mal, même violence. Le fait est que Gálvez brandit haut et fort son appartenance à sa culture, et a le sens de la mesure quand il s'agit de gérer ses effets : la violence arrive rarement mais fortement, mais c'est sans complaisance que le cinéaste la filme, avec même pas mal de tristesse. C'est d'ailleurs le sentiment qui prédomine : on a l'impression que, quoi qu'il arrive, les hommes n'arriveront jamais à s'accorder les uns aux autres, que tout fonctionne sur la loi du plus fort. Constat amer mais sans doute pertinent dans le contexte de ce début de XXème encore complètement gangréné par le racisme, l'absence de loi, l'expropriation et la domination des plus riches. Dans sa trame, donc, rien à reprocher au film, même assez intéressant dans ce qu'il nous montre de l'histoire d'un pays mal connu (le Chili), et dans son audacieuse construction : ce saut de 7 ans dans la dernière demi-heure surprend, l'ellipse est spectaculaire. C'est d'ailleurs une figure qui semble habituelle chez le cinéaste, qui sait user de très peu de mots pour décrire une situation et enlever tout le "gras" de son histoire.

Mais voilà, je trouve que Les Colons souffre de gros défauts de mise en scène. On dirait que Gálvez possède mal la grammaire cinématographique, avec ses changements de rapports de plans très maladroits, ses fautes d'axes, ses faux raccords. Pas mal de plans sont ratés à cause de ces défauts techniques. On est souvent contraints de chercher dans le plan ce que regardent les acteurs. Pare exemple, dans la première rencontre avec les Indiens : le trio des protagonistes s'arrêtent parce qu'ils ont vu quelque chose ; mais le plan suivant, beaucoup trop large, empêche d'éprouver le choc de voir la fumée du camp, qu'on ne voit qu'au bout de quelques secondes. Et plus tard, lors du massacre, la caméra qui reste trop près des gusses qui flinguent les Indiens, sans s’intéresser à leurs cibles, empêche là aussi de mesurer l'horreur des actes commis. Le film est plein de ces petits défauts qui empêchent à la longue de profiter pleinement du spectacle, comme si Gálvez mettait son point d'honneur à endormir nos émotions, à les empêcher. C'est dommage pour un film qui se veut indigné et tripal. On regarde la chose en se disant qu'on voit ce que le cinéaste a voulu exprimer, mais que ce n'est jamais exprimé, faute de talent à la mise en scène.  (Gols - 16/04/24)

Welcome to New West

12 avril 2024

Le Mal n'existe pas (Aku wa sonzai shinai) (2024) de Ryûsuke Hamaguchi

Relativement intrigant (surtout dans son final) cette nouvelle œuvre de Hamaguchi qui fait la part belle à cette nature superbement mise en musique (plutôt que de faire un simple clip sur la musique somptueuse d'Eiko Ishibashi, Hamaguchi a fait un film et bien lui en a pris). On rentre dans cette œuvre avec un long travelling et une caméra en contre-plongée sur le sommet des arbres, et l'on se fait vite happer, avec ces notes à la fois apaisantes et rugueuses du violoncelle, dans l'antre de cette forêt... La tronçonneuse de notre héros viendra rompre l'aspect paisible des lieux qui, là encore, avec l’ajout de cette musique grave, semble éventuellement receler quelques menaces, quelques mystères éventuels... La première partie se concentre sur les rapports idylliques entre cet homme des bois et sa fille et l'on se laisse quelque peu bercer par cette sérénité malgré les notes sombres... La seconde partie sera beaucoup plus bavarde avec l'arrivée de ces deux clampins qui viennent faire la promotion de leur glamping (du camping pour les glands, enfin tout comme...). Lever de bouclier de la population qui voit d'un sale œil l'installation de ces campeurs du dimanche (sans surveillance durant la nuit - bonjour les feux de forêt) ainsi que celle d'une fosse septique sur ledit terrain (une fosse à la taille limitée qui pourrait conduire à polluer l'eau si limpide du coin...). Scepticisme donc versus tourisme plus tourné vers le profit que vers le respect des lieux... Hamaguchi décide dès lors de suivre nos deux quidams quelque peu secoués par les vives réactions de la population locale : face à leurs boss (quelque peu caricaturaux) auxquels ils tentent d'expliquer la situation, ils sont néanmoins totalement démunis ; ils reviennent ensuite sur le terrain pour tenter de convertir l'homme des bois à leur projet... ou vice versa... Une soudaine disparition va quelque peu troubler ce trio directement confronté à cette belle et sombre nature...

Une troisième partie beaucoup plus troublante durant laquelle, sans vouloir chercher à évoquer la fin ou à donner des clés sur ce dénouement, la nature semble quelque peu reprendre ses droits... Le Mal n'existe pas dans le monde animal ou naturel mais les conséquences des actes humains y trouvent, eux, une répercussion directe... Thème, certes, dans l'air du temps, mais qu'Hamaguchi traite avec une belle finesse (tout le film semble être parsemé d'indices qui trouvent leur sens sur la fin) et avec un vrai sens du suspense, le dénouement mêlant avec une belle réussite et une grande force onirisme et réalisme, violence et douceur, étrangeté et naturalisme... On se fait cueillir par cette ambiance si paisible au premier abord tout comme les deux glandus de la ville rapidement charmés par la nature, prenant fait et cause pour cet homme des bois "intégré" qui est pourtant loin d'être parfait - quelques trous sur son passé (pourquoi ne boit-il pas ? Qu'en est-il de sa femme ?) ; par ailleurs, il ne se remet guère en question, au début de l'histoire (ce qui donnera lieu au plus beau plan du film : travelling + ellipse "magique"), lorsqu'il est en retard pour aller chercher sa fille... Bref, ces deux mondes, urbain et rural, se confrontent, se jaugent, se domptent plus ou moins avant que la nature prenne, en un sens, le dessus... Une fin, disais-je, troublante, qui illustre à la perfection l'atmosphère générale de ce film qui joue aussi bien sur la beauté que sur l'imprévisibilité de cette nature (contrariée).  Hypnotique et magnifiquement brumeux.

 

11 avril 2024

SERIE : Enterrement de vie de garçon de Adib Alkhalidey & Panayotis Pascot - 2024

Bien agréable, cette courte traversée de la psyché des jeunes hommes en 2024 orchestrée par les gars les plus drôles du moment : le délicieux Panayotis Pascot s'entoure du gratin du stand-up actuel (Jason Brokerss, Adib Alkhalidey, Guillermo Guiz et Fary) et envoie de la vanne au kilomètre comme d'autres travaillent à la chaîne. Ces cinq potes, chacun dans leur registre (du "comique grave" à la provoc, de l'absurde à l'humour communautaire), laissent apercevoir un portrait de l'Homme d'aujourd'hui qui fait du bien dans son renouvellement : des garçons qui aiment toujours autant picoler, parler des meufs et se battre, certes, mais qui savent aussi jouer sur la sensibilité, sur la fragilité, sur l’ambiguïté sexuelle, sur l'inadaptation au monde. Ça change un peu de Patrick Sébastien, et c'est pas dommage. La série, très modeste, ne va pas beaucoup plus loin qu'un spectacle sympa, elle est trop courte (4x25mn) pour avoir vraiment du corps, mais elle est tellement fun et enlevée qu'on se la mange sans problème comme un bretzel à l'heure de l'apéro, attrapant au passage quelques enseignements précieux sur cette sacro-sainte (et problématique) masculinité. Voilà donc un moment attachant et moderne, qui nous donne en plus notre dose de rigolade, c'est toujours bon à prendre.

4 épisodes, 4 décors : ça commence dans un club de strip-tease, où 5 potes se retrouvent pour fêter un événement qu'on a du mal à définir. Ce premier épisode plante bien le contexte : on est dans le temple de la masculinité dans ce qu'elle a de plus clicheteux, mais les cinq garçons passent leu temps à se vanner, à mettre en doute leur vision de la femme, à discuter avec les danseuses plutôt qu'à les mater, à disserter sur l'amour. Même quand ils ont des retours de virilité à l'ancienne (Oscar qui veut absolument se battre avec le videur), c'est pour mieux révéler la vacuité de leurs modèles. Ça fuse à 200 à l'heure dans les dialogues, hyper pétillants et drôles, et si la mise en scène est un peu pataude (du lourd champ-contre-champ qui tient bien à donner sa place à tout le monde), on apprécie beaucoup le discours : les mecs en prennent bien pour leur grade, mais les cinq acteurs n'en perdent pour autant pas du tout leur charme. Chacun a son charme, sa drôlerie, ses côtés attachants. Et avouons que ces cinq garçons sont très drôles : un sens du rythme impeccable, de la punch-line qui fuse, une manière de s'auto-critiquer qui force le respect. On se marre beaucoup.

Ensuite, de salle d'attente d'hôpital en cimetière, on va mieux comprendre la teneur de cette réunion de potes, et le scénario va se teinter plus souvent qu'à son tour de gravité, ne refusant pas du tout une certaine sentimentalité (voire, au pire, la mièvrerie, quand les acteurs, un peu fragiles dans ce registre, en font trop). Mais dès que ça devient un peu pesant, l'un d'eux décoche une flèche, et c'est reparti pour un festival de vannes vraiment craquant. C'est vrai que tout le film tourne autour des cinq personnages, et que les autres acteurs sont un peu sacrifiés, même ceux qui auraient pu être intéressants (les parents de Paul) ; quelques acteurs semblent là parce que c'est des potes, et on leur donne à jouer deux-trois répliques déconnectées de l'histoire et du coup pas terribles (les flics dans le dernier épisode). Parfois aussi, ça retombe sévère. Mais l'essentiel est qu'on assiste là à un exercice intelligent, comme une réponse par le gag à la colère actuelle des femmes, et que Pascot, principal auteur de la chose, réussit à poser sur la table, sans s'énerver, sans cynisme, sans hystérie, quelques problématiques qui comptent de nos jours : comment être un homme aujourd'hui, entre autres. Délicieux et fun.

11 avril 2024

LIVRE : Le Convoi de Beata Umubyeyi Mairesse - 2024

On commémore en ce moment le triste anniversaire des massacres du Rwanda, événement qui marqua nos jeunesses. Le fait est que la connivence du gouvernement français avec la présidence hutu de l'époque ne fut guère propice à la compréhension du conflit : avec un regard un peu condescendant et hérité du colonialisme, et les relations d'une presse un brin expéditive, on avait l'impression (en tout cas, moi), que cet événement était une sombre guerre entre clans opposés depuis toujours, que les torts étaient des deux côtés, et que de toute façon on ne comprenait rien à ces histoires d'ethnies. Ce livre arrive donc, 30 ans après, pour remettre les choses au point : on comprend désormais qu'il s'est agi d'un véritable génocide anti-Tutsis perpétrés par des Hutus d'autant plus motivés qu'ils étaient soutenus par les Occidentaux. C'est en tout cas le témoignage qu'en rapporte Beata Umumbyeyi Mairesse, rescapée (tutsi) des conflits, qui put profiter en 1994 d'un convoi affrété par une ONG (la controversée Terre des Hommes) pour quitter le Rwanda et tenter de refaire sa vie en Suisse. Ce récit hanté est l'occasion de revenir sur son expérience de fille traquée par des tueurs, contrainte de se cacher de longs jours avec sa mère pour échapper à la mort ; mais il lui permet surtout d'interroger sa mémoire et la valeur des témoignages concernant ce type d'événement. Avec une remarquable intelligence, elle tente de revenir sur ces années, autour du thème de "l'image manquante" : elle est en effet à la recherche d'une photo ou d'un film dans lequel elle et sa mère apparaitraient dans le convoi, histoire d'apporter une sorte de preuve qu'elle a vécu ce conflit. Photo ou film qui semble exister, et que l'auteur traque façon détective à travers le monde.

 

C'est une belle entrée en matière dans ce livre douloureux, qui, part donc d'un postulat presque polardeux pour parler de cette guerre et des traumatismes subis par les siens. Elle se place d'entrée de jeu dans une fraternité avec les Juifs d'Europe, les Arméniens ou les Cambodgiens de l'époque Pol-Pot : comme eux, elle a été victime d'un génocide terrible, comme eux elle a besoin de témoigner, de dire les choses. Ce parallèle avec les autres victimes des grands conflits mondiaux donne à ce texte une puissance que Umubyeyi Mairesse tient jusqu'au bout du bout. En retrouvant quelques enfants qui ont pu profiter du même convoi, en convoquant tous ceux qui n'ont pas pu s'en sortir, en s'acharnant toujours pour affirmer sa parole, elle écrit un livre clair et glaçant, sensible et habité, aussi intéressant dans la relation de son aventure personnelle que dans les réflexions morales et éthiques qu'elle en tire. Le regard du monde sur l'Afrique, la valeur des images, la mise en doute des témoignages des médias sur place, la place de la victime dans le processus judiciaire, l'importance (ou non) du souvenir pour les témoins de la guerre, le sentiment de vengeance, elle aborde mille questions fascinantes, et toutes avec pertinence et intelligence. Son écriture, qui se veut parfois objective et distancée, parfois très sensible, fait merveille pour relater les ambiguïtés de ce conflit, et on se dit qu'on est peut-être bien là face à un texte qui restera important pour ce qui concerne le Rwanda de ces années noires ; comme peuvent l'être les textes d'Imre Kertesz ou les films de Rithy Pan pour parler d'autres conflits. En tout cas, l'image de cette femme scrutant une vieille photo pour tenter d'y retrouver la silhouette de l'enfant qu'elle a été au milieu du chaos reste en tête, tout comme son acharnement à dénicher un "sens" à cette horreur, ou comme sa mise en accusation de nos regards d'Européens sur l'Afrique. Un livre important et captivant.

10 avril 2024

LIVRE : À côté de la Plaque (Off the Wall) de Marc Behm - 1993

Comme il est maintenant à peu près sûr que Beineix n'adaptera jamais La Vierge de Glace au cinéma (Je rappelle que Beineix est mort déjà deux fois pour ceux qui ne suivent pas l'actualité : une fois avec IP5, une autre fois en vrai), il ne nous reste plus qu'à nous délecter des petits polars troussés par la gars Marc Behm. Nous voici donc face à un polar relativement classique d'un côté (un serial killer, surnommé "le Boucher", décapite ses victimes et laisse les cadavres, généralement démembrés, en pleine rue) et de l'autre face au récit d'un certain Patrick Nelson (également héros de l'autre pan de l'histoire, milliardaire orphelin à la tête d'un garage) organisant un safari en pleine jongle africaine pour découvrir une mystérieuse cité d'or... Un récit africain totalement dingue et délirant lors duquel une bonne partie de ses équipiers sera décimé de façon plus ou moins violente ; le récit principal illustre surtout la capacité de Patrick à tenter de rentrer en conta t avec elle pour laquelle il a eu un coup de foudre : flashant sur une inspectrice, il décide de mettre sur les lieux d'un des crime un indice pour que les enquêteurs (enfin, surtout l'enquêtrice) remontent jusqu'à lui... Ce qui sera chose faite au bout d'un certain temps... Seulement voilà, à force de flirter avec le danger (il multiplie les indices et nage souvent dans les mêmes eaux que le tueur), il risque bel et bien de se retrouver au premier rang des accusés... Il s'en fout certes un brin tant qu'il peut nouer une relation quotidienne avec cette merveilleuse Jenny et qu'il peut, dans ses rêves, vivre des mésaventures des plus exotiques en Afrique... On le voit, Behm n'est pas une fois de plus un pur adepte du réalisme, se plaisant surtout à conter ici à la fois une histoire d'amour chaotique  pleine de rebondissements (les relations de Patrick avec les femmes n'étant jamais simple) et une aventure extravagante et tout aussi osée et imprévisible... C'est aussi léger qu'une omelette norvégienne même s'il on n'est jamais à l'abri avec Behm, bon disciple du noir, d'une fin surprenante ou glauque... Une sympathique petite brique polardesque et délirante.

10 avril 2024

Galaxy Quest de Dean Parisot - 1999

Une vraie purge que ce film qui se pique de pasticher les grandes séries de SF des années 70-80, et qui ne parvient qu'à s'enfoncer dans le marasme. Le principe, amusant à la base : les acteurs d'un vieux feuilleton de SF, désormais ringardisés et condamnés aux interventions en supermarchés, sont contactés par de vrais extra-terrestres pour aller livrer une guerre inter-galactique, ceux-ci ne comprenant point la notion de fiction. Notre équipe de bras-cassés se voit donc aux commandes d'un vaisseau spatial impressionnant pour sauver la civilisation des "Thermiens" contre l'immonde Sarris, un lézard moche. Ce qui sur le papier pouvait s'annoncer comme une amusante variation "méta" travaillant les pouvoirs de la fiction sur la réalité s'avère au bout de quelques minutes voué à l'échec : Parisot accumule les gags familiaux pas drôles, se concentre sur ses mauvais acteurs, et oublie complètement le potentiel de son idée. Même l'univers graphique, qui parodie Star Trek ou Flash Gordon, est raté, les costumes des aliens s'avérant aussi peu inventifs que spectaculaires. Beaucoup trop lisse, réalisé sans idées, joué au rabais (il y a pourtant Sigourney Weaver et Sam Rockwell dans le lot), piteux dans ses gags et ses dialogues, bref franchement inepte, Galaxy Quest vous tombe des yeux.

10 avril 2024

Une Famille (2024) de Christine Angot

Ce qu'il y a de bien, avec Christine, c'est qu'on sait toujours qu'on va passer un bon moment familial, dans la détente, la paix et la sérénité. Elle attaque fort, la bougresse, en se rendant "manu militari", avec deux cameramen amis, chez sa belle-mère : elle rentrera en douceur ou en force (la deuxième option étant la plus probable) pour obtenir d'elle quelques mots sur ce qu'elle a subi, lorsqu'elle avait treize ans, par son père - un viol incestueux ; prête à tout pour "braquer la vérité", elle s'assoit face à la seconde compagne de ce monstre, dans ce salon bourgeois, avec ces deux caméras pour obtenir un champ / contre-champ loyal, et elle questionne : pourquoi n'avoir rien dit, rien fait, rien permis pour tenter de libérer la parole, etc... Angot, tout du long, est déterminée à vouloir faire éclore cette parole sur la violence dont elle fut victime, à vouloir briser le silence - car se taire, quand on sait, c'est non seulement se ranger du côté du bourreau mais c'est surtout abandonner la victime à son sort, à son malheur... Christine Angot, qui a passé sa vie à chercher à décrire, à écrire, les abus de ce père innommable, veut aujourd'hui, alors qu'une certaine chape de plomb sociétale commence enfin à se fissurer sur le sujet, se confronter directement, frontalement, à ces êtres qui n'ont point agi, qui ne l'ont point soutenue au moment où. Et c'est forcément violent - et libérateur ? On l'espère, bien sûr, mais peut-on réparer l'irréparable ?

Il ne faut pas croire qu'Angot se lance dans cette démarche la fleur au fusil : c'est toujours tremblante, remplie jusque-là d'émotion, qu'elle décide d'aller voir ceux qui se sont tus, qui l'ont tuée intérieurement ; elle, qui fut longtemps prise de haut par les milieux littéraires, qui fut longtemps mise à bas par la télévision (la connerie souriante d'Ardisson et de cet abruti de Baffie lorsqu'elle se retrouve face à eux en plateau : l'illustration-même de ce que c'est être décérébré vingt ans avant Hanouna... le bon disciple qui a su tomber encore plus bas), prend le taureau par les cornes et va voir cette belle-mère, engoncée dans ses excuses, cette mère, prise au piège de sa passivité, cet ancien compagnon, embourbé dans ses propres traumas... C'est dur, c'est froid (le profil aiguisé, taillé à la serpe d'Angot (qui ressemble d'ailleurs, pardon pour la parenthèse, de plus en plus à Ruffin (!!!) lorsqu'il monte sur ses grands chevaux en tribune...) n'arrange rien) mais vouloir savoir, vouloir faire éclater la bulle dans laquelle ses proches s'enfermaient jusque-là, est forcément à ce prix. Angot est à la recherche d'une prise de conscience, d'une parole compatissante (ou pas), de mots sur ses maux et elle parvient à plusieurs reprises à entrevoir parfois, enfin, un soupçon de réflexion sur la dégueulasserie qu'elle a subie... Au forceps, dans la douleur. Famille je vous hais, mais je vous hanterai jusqu'au bout, quoiqu'il m'en coûte. Glaçant et nécessaire.

 

10 avril 2024

Lykke Li : I'm Waiting here de David Lynch - 2013

Lykke Li : I'm Waiting here ne pourrait pas être signé par un autre : il s'agit d'un clip pour cette chanteuse vaporeuse typique des goûts musicaux de Lynch depuis Julee Cruise. La chanson est très jolie, certes, mais là n'est pas la beauté de ce film : elle réside dans ce très long travelling avant de 5 minutes 50 pris depuis une voiture, au ras du bitume. Voilà un plan immédiatement associé à Lynch, qu'on retrouve dans maints de ses longs-métrages. Ici, la voiture semble filer vers un rendez-vous nocturne mystérieux, et traverse un paysage désertique pour finir sa course, à la nuit (noire) tombée, sur un parking louche, qu'on croirait sorti de Lost Highway. C'est absolument fascinant, légèrement inquiétant, d'une atmosphère envoutante inimitable. Du Lynch à 200%.

 

Lynch's links

9 avril 2024

Ferdinando e Carolina de Lina Wertmüller - 1999

La fin de carrière de la divine Lina Wertmüller n'a décidément pas été à la hauteur de son talent passé : la voilà fabriquant un film historique pas passionnant du tout, qui garde ça et là quelques petites traces d'impertinence et de féminisme tordu, mais n'en propose que quelques vieux souvenirs, noyés dans une intrigue sans intérêt. Il y est question du roi de Naples, fils du roi d'Espagne (oui, bon, m'en demandez pas plus), Ferdinando, donc, et de sa vie fantasque : d'abord insouciant adolescent plus préoccupé par les filles et la chasse que par les affaires politiques, le voilà adulte, devenu roi, enjoint à faire alliance avec la famille autrichienne des Habsbourg. Il doit épouser l'une des sœurs, les déteste cordialement, préfère rigoler et taquiner la gorette (sa maîtresse est bien avenante, en effet). La petite vérole décimant ses premières prétendantes, ce sera sur Carolina que s'arrêtera le choix de ses conseillers. D'abord dépité, notre jeune roi découvrira avec elle les joies du mariage (et du sexe débridé). Ajoutez à ça plusieurs épisodes mêlant la conjugalité à la politique, les affres d'enfanter un fils à celles de la jalousie, et vous obtenez ce film plat et sans saveur.

Les ors royaux ne sont pas la tasse de thé de Wertmüller. Pour elle, la vie à la cour est un libertinage constant, où nos aristos s'ébattent, qui en baisant, qui en chassant, qui en batifolant dans les bois, que pratiquent de jeunes gens pas encore sortis de l'enfance. Autour d'eux s'agitent de graves conseillers et curetons, s'accrochant à l'étiquette et fomentant de savants assemblages pour conserver des territoires et en acquérir d'autres. Bon, ça peut se défendre, et ça donne d'ailleurs au film des allures de joyeuse récréation, évitant la pompe habituelle de ce type de films empesés. Ferdinando veut bien régner, pour pouvoir se rouler dans le luxe et le farniente, mais les exigences politiques de la charge lui pèsent : Wertmüller donne l'image d'un roi trop jeune et trop capricieux, confronté pour la première fois au poids de sa charge. Le film n'est pourtant pas très creusé, et passe plutôt comme un divertissement assez bruyant et fatigant sur un jeune garçon qui découvre l'amour ; qu'il soit roi ou pas n'importe guère. Au contraire : la cinéaste appuie très lourdement sur des effets trop vulgaires ; cette fois elle a la main trop lourde sur le côté débraillé de son film. Formellement, ça donne des zooms hystériques, des décadrages inutiles, une mise en scène qui se veut baroque et tombe plutôt dans le mauvais goût total ; et dans le fond, on a droit à un concert de pipi-caca-prout vraiment fatigant. On comprend qu'elle ait voulu dézinguer l'image d'une royauté propre et lisse, mais trop c'est trop : le fragile équilibre qu'elle arrivait à maintenir dans ses grands films prolos est rompu ici, et on tombe dans la vulgarité pure et simple.

 

6 avril 2024

Fric-Frac de Maurice Lehmann (et Claude Autant-Lara) - 1939

Il faut avoir sacrément envie d'une petite piqure de nostalgie pour revoir cet antique Fric-Frac. Malgré les déclarations d'amour de Brion (qui est vraiment le dernier à oser programmer ce genre de trucs), on reste assez atterré par le manque d'idées et de rythme de ce bazar, qui n'a pour seule qualité que de mettre à l'écran trois monstres de l'époque : Fernandel, Arletty et Michel Simon. S'il n'y avait les trois bougres, le film s'écroulerait comme un chateau de cartes, tant tout le reste de la distribution semble être au service des stars, servant la soupe et se contentant de préparer le prochain bon mot. Bons mots, il y a en pagaille, d'ailleurs, puisque le film s'intéresse au petit monde interlope de la pègre parisienne, en l'occurrence ces minables cambrioleurs prêts à tout pour carotter la broche de la bêcheuse ou chouraver le crapautard du cave de passage. Le scénario est donc rempli de l'argot de ce milieu, histoire à la fois de faire authentique et d'amuser le public avec ces expressions triviales. Il faut avouer que dans la bouche de Simon, ces mots ont un gouleyant délicieux, d'autant que l'acteur, pour cette fois, choisit une diction très lente, très appliquée, ce qui met ces mots encore plus en valeur. Chez Arletty, l'argot semble être une seconde nature, et on croit bien à ce duo de crapules parisien, uni dans le forfait et la cambriole. Face à eux, le brave Fernandel, dans le rôle habituel du candide gentil, est en charge d'endosser l'autre côté de la barrière : l'employé de bureau éduqué et civilisé. Sa rencontre fortuite avec la belle Arletty va le dévergonder, et le faire pénétrer dans cette faune folklorique, dépeinte avec tous les clichés qu'il faut par un Lehmann bien paresseux.

Une fois qu'il a réuni son casting et validé les saillies, notre homme se repose tranquillement et laisse la caméra tourner. Il semblerait même qu'il ait été tellement velléitaire que Claude Autant-Lara a dû intervenir et prendre les choses en main.  En effet, il a eu tort : hormis ces numéros d'acteurs et le plaisir d'entendre une langue verte, le film se traîne lamentablement, mettant une bonne heure à trouver ce qu'il a à raconter, filmant des séries d'épisodes dénué totalement de nécessité. L'histoire se cherche, la mise en scène aussi, et on subit ces séquences pas très drôles, sans enjeu, en attendant que le temps passe. Il y a heureusement dans le dernier tiers un certain emballement de l'action (raisonnable, hein, ne poussons pas), et surtout une scène vraiment poilante : Simon et Fernandel ronds comme des queues de poêle, fraternisant dans les pleurnicheries alors qu'ils étaient rivaux la minute d'avant : duel de cabotins talentueux, tout dans le détail de jeu, là on sent vraiment que leur réputation n'est pas usurpée. Pour le reste, on est dans le cinéma de papa, gentiment coquin (Arletty ne cesse de promettre "une petite récompense" au pauvre Fernandel s'il cède à ses malhonnêtes demandes), dépaysant juste ce qu'il faut, du cinéma à deux balles.

 

6 avril 2024

Le périlleux Enchaînement des Choses in Eros (2004) de Michelangelo Antonioni

Pour être franc, cette troisième partie d'Eros ne m'avait laissé absolument aucun souvenir et je pense, sans me faire devin, qu'elle ne m'en laissera point... Un couple aussi mal assorti qu'il est mal doublé (en italien... on a du mal à croire que la version anglaise était pire à l'origine...) s'engueule. Une fois. Deux fois. Ils croisent une femme qui habite dans une tour (prends garde ?). Il y va, elle n'est pas franchement farouche, la suite est évidente. Croyez-vous que, quelque temps plus tard, quand la femme de ce couple, nue, croisera cette femme, nue, sur la plage, il se... Bon, un scénario écrit sur un bout de nappe de pizzeria, des acteurs (on met la main de Wong Kar-Wai au feu) sélectionnés uniquement sur leur physique, une absence totale de soutien-gorge tout du long quelque peu douteuse et une nudité (féminine) exposée aussi émouvante qu'un brin d'herbe... On sent qu'Antonioni se plaît à faire plein de jolis mouvements de caméra autour de ces acteurs postiches, qu'il se plaît encore à son âge à filmer la lumière rasante sur ces jolis paysages de Toscane (du plan entier...) mais la chose est au final aussi creuse qu'un bambou. Un titre un peu trop alambiqué qui peine à cacher l'aspect terriblement superficielle et désuet de la chose. Rosse. A s'en mordre les orteils.

 

Tutti 'Tonioni

6 avril 2024

Dernier Été de Robert Guédiguian - 1981

Mouais, allez, on va plutôt dire du bien de ce premier film de Guédiguian, même si on en ressort mi-figue mi-raisin. Le bougre se cherche encore pas mal avec ce tout petit film sous influence, qui peine tout de même beaucoup à trouver son originalité et sa personnalité. Il la trouvera, tiens donc, dans son fort ancrage dans Marseille, et bien entendu particulièrement dans l'Estaque, déjà filmé comme un territoire fermé, avec ses propres rites, ses propres figures, sa propre culture. Dès les premières secondes de son premier film (et jusqu'à la dernière de son dernier, on imagine), Guédiguian appartient à l'Estaque et entreprend de regarder ce quartier en anthropologue. Il réussit ici à en rendre toute l'atmosphère, ces petites gens au verbe haut, au coude qui se lève très facilement dès lors que le 51 est servi, à la glandouille assumée, à l'anarchie affirmée, adeptes des petites combines, du coup de poing, des filles, des bords de mer, ou quand la nécessité s'en fait sentir, des braquages de villas.

Le film s'attarde particulièrement sur Gilbert (Gérard Meylan), un de ces "vitelloni" du coin, bien installé dans son petit univers ensoleillé. Son quotidien nous est décrit par le menu, et on ne sortira pas de ce minuscule projet : volontairement modeste, Dernier été enregistre simplement les petits remous de cette existence banale, celle d'un jeune gars pas très ambitieux de Marseille dans les années 80, ses amours (pour la jeune Ariane Ascaride, bizarrement coiffée), ses plans foireux et sans panache, ses après-midi de glande en terrasse des bistrots, ses potes tout aussi paresseux que lui, bref une certaine jeunesse qui ne veut pas rentrer dans le rang et qui t'emmerde. L'authenticité et la sincérité, l'amour pour ses personnages et l'atmosphère solaire compensent les mille petits défauts du film : des acteurs pas terribles, une intrigue qui stagne sévèrement, une main un peu lourde sur l'accent et la "marseillanisme" à tout prix, et parfois des élans lyriques qui arrivent comme un cheveu sur la soupe compte tenu de la ténuité de l'ensemble. Par exemple, une séquence de plongeon trop solennellement amenée, ou une fin tragique complètement anachronique là-dedans. Guédiguian aurait mieux fait de rester dans la simple chronique de quartier, plutôt que de s'attaquer à ces choses qu'il ne maitrise pas encore. Bon, on ne s'ennuie pas, c'est déjà pas mal pour un film qui ne raconte à ce point rien du tout, et on sent déjà là le cinéaste qu'il va devenir. C'est déjà ça.

6 avril 2024

Court-métrages (1943-2004) de Michelangelo Antonioni

Les Gens du Pô (Gente del Po) (1943)

Les gens du Pô en ont-ils ? A brûle pourpoint et à considérer ce doc d'Antonioni, j 'ai envie de dire non, tant la vie sur une barge semble morne (on suit un homme qui s'agite, une femme qui fait la popotte et une petite fille alanguie dans le bateau principal qui remorque des barges à fond plat remplis de produits agricoles) et celle sur les berges guère plus palpitante : des paysannes qui rêvent d'ailleurs, des jeunes femmes en attente d'un cycliste de passage pour se faire dragouiller, des pêcheurs qui paniquent au moindre orage de peur que leur cabane se fasse engloutir... a mudlife...). Si l'on sent que Michelangelo n'est pas avare pour varier les plans, pour rendre une copie nickel avec un montage un peu rythmé, il est évident dès ce premier doc qu'il n'apparaît pas non plus comme le roi de la déconne... La barge suit son chemin sur "une eau aussi plate que l'asphalte" (un peu de poésie dans les commentaires, tout de même), on se magne sur la rive pour ouvrir ici ou là un pont flottant mais le ton de la voix off et la musique ne sont pas franchement là pour mettre l'ambiance... Une vie sur une longue rivière tranquille qui donne presque envie de s'acheter une corde. Un premier essai propre et sérieux - un poil monotone, tiens...

 

Nettoyage urbain  (N. U. - Nettezza urbana) (1948)

On s'intéresse ici à ces gens silencieux, incontournables, discrets que sont nos amis les nettoyeurs de rue. Armés de leur balai, ramassant les ordures qu'on leur jette négligemment d'une fenêtre ou les petits bouts de papier qu'un bourgeois éparpille dans la rue, qui sont ces êtres essentiels au quotidien pour qu'on ne finisse pas tous comme des rats ? Bon, Antonioni ne va pas vraiment creuser leur psychologie mais les montrer, simplement, ramassant les déchets, mangeant leur gruau qu'on leur distribue à la louche à midi (pas vraiment un fantasme de cuisine italienne...), siestant au besoin dans un coin de la ville, à l'écart, une fois leur taff effectué ou encore fouillant dans les immondices à la recherche d'un trésor (ouah, génial, une râpe !). A l'autre bout de la chaîne, on découvre aussi toute une armada de cochons qui, on  le sait, font nourriture de tout et n'importe quoi... La journée finie, on retrouve sa douce et sa gamine dans on gentillet petit lotissement aux allures de bidonville... Une journée classique filmée entre deux trains par un Antonioni captant ces petits gestes d'hommes par trop invisibles. Un doc à hauteur d'homme et de pavé - méritoire.

 

La Rayonne (Sette canne, un vestito) (1949)

Un documentaire sur la canne à sucre, comment ne pas sauter de joie en pensant à l'ultime élixir alors produit... Oui, bon, sauf que là, cette exploitation permet, ô déception, de fabriquer de la rayonne, cette soie artificielle dont on use pour confectionner des robes de luxe... Comment passe-t-on de la canne à Cannes - ou, autrement dit, à un défilé de mode ? C'est tout l'enjeu de ce petit documentaire qui va nous montrer les multiples transformations du produit, produit récolté par de grosses machines puis transporté dans des immenses "châteaux" (des usines, on se calme Tonio) pour être transformé en immense page de papier, puis nouvelle usine, nouvelle transformation pour aboutir à des bobines de fil - c'est dingue toutes ces machines, tous ces produits chimiques, tout ce bazar pour aboutir à une bobine... Bon, c'est un doc industriel mais Antonioni y met du sien dans le joli plan des champs, dans la musique enlevée ou dans le commentaire extatique... Certes, cela ne vaut pas un bon rhum... Une bobine, putain, et moi qui me faisais déjà une joie en imaginant les vapeurs d'alcool...

 

Mensonge amoureux (L'amorosa menzogna) (1949)

Penchons-nous maintenant sur un autre sujet d'une importance cruciale : le roman-photo. Phénomène en vogue en ces années d'après-guerre, tout le monde se passionne pour ces histoires de pacotille dûment illustrées. Antonioni se penche sur l'un des titres-phares, mensonge amoureux : il nous montre point par point la conception de la chose (pas moins de 600 photos par numéro) et le jeu savant devant l'appareil photo que cela demande pour ces nouvelles stars (ouvrir la bouche d'étonnement, montrer le blanc des yeux pour traduire l'effroi...). Des stars ? Mais oui, parfaitement, demandez à Sergio Raimondi ou à Anna Vita qui sont couverts chaque jour de lettres enamourées... Le Sergio, que l'on suit à l'occasion, entraîne dans chaque quartier traversée, de véritables lâchers de fans femmes... Antonioni nous les montre en sa présence le regard langoureux, la langue tournant d'extase dans leur bouche... Bon, ne nous emballons pas pour autant, ce ne sont que des stars de papier... Mais le désir est fort après ces années de disette, diable... Un bon prétexte, en tout cas, pour notre cinéaste en herbe pour filmer des femmes amoureuses...

 

Superstizione (1949)

On pense au départ qu'on aura droit à tous les clichés populaires sur la superstition (à l'image du chat noir du générique et du miroir cassé lors de la première saynète) mais que nenni, l'Italien a sur le sujet plus d'un tour dans son sac : entre le pipi d'un gamin qu'il faut boire pour soigner l'arthrite (je le conseille pour votre belle-mère) ou le persil qu'il faut manger à genoux pour se prévenir contre le cancer du sein (si, ça marche !), avouons qu'on demeure tout du long assez surpris quant aux diverses croyances et recettes traditionnelles du pays... On passe à une autre dimension en évoquant les incontournables rebouteux : vous voulez savoir pourquoi votre amant ne vous écrit plus (m'est avis que la fille est juste moche mais je dis ça...), le sorcier du coin, avec deux prières sur une photo, réglera le problème. Vous voulez plus simplement tuer votre aimé(e) ou le/la rendre aveugle ? Là aussi, il existe des petites recettes malicieuses ; certes, une vipère qui passait malencontreusement dans le coin finira la tête à moitié écrabouillée et brûlée vive (moi je dis on a rien sans rien), mais le résultat, croyez-moi, ne se fera pas attendre... Vous ne dormez plus, vous ne mangez plus parce que le FC Nantes risque une nouvelle fois de descendre en ligue 2 ? Oui, il y a là aussi la solution... Un petit film bourré d'obscurantisme à l’italienne, forcément utile et enrichissant.

 

La Villa des Monstres (La villa dei mostri) (1950)

Dans la Province de Viterbe, bonnes gens, Vicino Orsini fit construire au début du XVIème siècle, à Bomarzo, une immense demeure dont il ne reste aujourd'hui que des vestiges - mais quels vestiges ! En effet, au-delà du temple dédiée à sa maîtresse Julia se trouvent dans son jardin d'immenses sculptures qui ont encore fières allures : un immense Hercule, une sirène, une femme serpent, une baleine ou même, pour faire plaisir à Gols, un éléphant fortement chargé... Un genre de cabinet de curiosité plus grand que nature et en pierre. L'endroit, en ce début des années 50, semble avoir gardé tout son petit côté exubérant et mystérieux et Antonioni sur un commentaire exalté (et traduit une ligne sur douze) nous fait un portrait pour le moins attrayant de cet endroit aussi secret qu'original... Une envie de balade hors des sentiers battus ? Ne me remerciez pas. 

 

Le Téléphérique du Mont Faloria (Vertigine) in La Funivia del Faloria (1950)

Vous ne pourrez pas dire que le gars Antonioni, à défaut de nous offrir, dans ses premiers courts, des fictions cinématographiques époustouflantes, ne nous aura pas fait voyager... On part cette fois du côté du Mont Faloria situé, comme vous le savez, dans les Dolomites. On embarque la caméra sur une nacelle de téléphérique et c'est parti pour une petite montée éminemment câblée sur ce géant d'acier... Par delà les toits et la ville, par delà les sapins et la vegetazione, par delà ces rochers dantesques, cette caméra se meut et nous donne le vertige... Ma che bella. On en ressort tout rafraîchi avec la têter qui nous tourne un brin... Nous finissons-là cette première série de courts sur un sommet ohohoh !

 

Gianna Nannini : Fotoromanza (1984)

Disons-le tout de go : ne s'agit-il point là d'un summum dans la carrière d'Antonioni ? Ou d'un simple ratage eighties désolant, alors ? Gianna Nannini (une chanteuneuse ?), nantie d'une coiffure explosée comme seules les années 80 ont pu en produire (et merci de ne jamais y revenir), dans des tons verts-caca d'oie immondes et entourée de danseurs saouls en transparence, pousse la chansonnette d'une voix éraillée dans les forte qui fait frémir tout notre être... Il sera question d'un téléphone (on l'engueule ou c'est juste une impression ?), de boxe, de pétales de roses coupées au rasoir, d'un gangster américain qui tire face caméra... Un déferlement d'images d'un kitsch affreux sur une musique qui vrille la tête plus qu'elle ne la berce. Et pour preuve, en apothéose, des musicos en fin de clip totalement vautrés sur leur instrument, marqués sans doute par l'effroi d'une telle création. Un must ? Allez, osons.

 

Kumbha Mela 1977 (1989)

On part du côté de l'Inde cette fois-ci où Antonioni, invité par Indira Gandhi herself, filme en 16mm ce fameux festival hindou (tout est dans le titre) lors duquel nos amis indiens se baignent aux confluents du Gange, de la Yamuna et de la Sarasvati ; procession bigarrée, as usual, et grouillante (les éternels clichés) qui va directement mener à la baignade. A pied ou en bateau, Antonioni réalise de longs panoramiques ou de longs travelings sur cette foule qui se mêle en tout quiétude, sans bousculade, avant ce petit bain sacré. A peine quelques regards à la caméra, nos Indiens étant tout dévoués à leur tâche. On a beau connaître par cœur ce genre de manifestation à grand échelle, on reste toujours sans voix devant tant de dévotion et de zénitude - avec la petite musique locale qui va bien au teint. Présenté en 1989 à Cannes, un petit pendant purement documentaire (Antonioni reste simple spectateur ici, sans implicite particulier au niveau du montage ou des angles de prise de vue) au film sur la Chine.

 

Roma in 12 Registi per 12 città (1989)

A l'occasion de l'organisation de la coupe du monde de football en 1990 en Italie (!), commande fut passée à douze réalisateurs du cru pour filmer l'une des douze villes qui accueillerait l'événement. Film + Football, le rêve de Gols qui ne devrait pas trop faire le malin sur le coup car, lorsqu'il devra, le bougre, se taper l'odyssée Wertmüller, il lui faudra regarder son petit film sur Bari (le second, qui a l'air, soit-dit en passant, plus vivant que l'Antonioni...). Mais venons-en justement à la proposition antonionienne sur Rome qui ouvre le bal. Assisté par Carlo di Palma et sur une musique triste à mourir, on sent qu'on va plus être dans l'hagiographie que dans la joie : de la statue, du monument, de la fresco, de la fontaine, du pont, en veux-tu en voilà, le tout filmé avec une précision d'orfèvre - on zoome, on dézoome, on pannote, le plus précisément possible... On évite tout touriste, tout passant, on filme les œuvres à nu pour leur rendre toute leur gloire et c'est quelque peu... glaçant... Bon, heureusement, on admire comme il se doit ces plafonds, notamment, que l'on peut enfin apprécier sans se faire un torticolis, oui c'est beau, c'est classique, ces anges, ces Dieux, ces personnages bibliques et ce drapé sculpté, proprement magnifique... Bon. Aucune trace de cuir et de crampon, aucun rapport, on s'y attendait. Une commande gentiment exécutée (Godard pleure).

 

Un po di Giappone  in Metropolis - Portraits of a City (1992) avec Enrica Antonioni

Petit détour fugace par le Japon à le gars Antonioni (accompagné de son épouse) décide de filmer, entre deux vues by night de Tokyo, les salles de Pachinko - ce jeu avec des petites billes en fer, grande passion des Japonais, qui fait un bruit d'enfer. Si Las Végas a ses machines à sous, Tokyo a son Pachinko, un divertissement dans lequel toutes les couches de la société se retrouvent. On joue, comme hypnotisé, mécaniquement (haïku). Le petit intérêt de la chose, c'est de voir Antionioni diriger subrepticement son caméraman local pour avoir là un plan d'ensemble, ici un gros plan... Bon, cela dure moins de quatre minutes, cela a plus l'allure d'un collector qu'autre chose mais bon, on est complet...

 

Connu, amandiers, volcan, Stromboli, carnaval (Noto, Mandorli, Vulcano, Stromboli, Carnevale) (1993)

Petit documentaire d'une dizaine de minutes composé, comme le titre l'indique, de cinq endroits différents correspondant (j'ai mes infos) à des lieux de tournage de l'Avventura - la commande ayant été exécutée pour être montrée dans le pavillon italien lors de l'expo internationale de Séville (soyons complet). Des cloches, des amandiers en fleurs (qui ne valent pas mon magnolia et mon cerisier ces dernières semaines, mais chacun voit midi à sa porte) puis des vues en hélicoptères d'un volcan fumant jaunement sa colère et puis, bien sûr, du fameux Stromboli - images forcément planantes qui rappellent ce magnifique et éternel film vaporeux... On termine avec, oh des gens, enfin surtout des chars, des chars somptueux magnifiquement animés qui défilent lors de ce fameux carnaval d'Acireale en Sicile. Cinq petites vignettes qui permettent au Michelangelo de retrouver les cendres du temps.

 

Le Regard de Michelangelo (Lo sguardo di Michelangelo) (2004)

Le regard de Michelange sur Michelange par Michelange : Antonioni se rend dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome (il faut que j'y retourne, immediato) pour contempler le tombeau de Jules II et ce glorieux et imposant Moïse façonné par l'éternel sculpteur. Le regard d'Antonioni caresse la sculpture, sa main la regarde, on découvre pièce par pièce, pied à pied, ce monument éclairé avec grâce par une lumière naturelle. Gros plans, ralentis, flous artistiques, tout y passe pour rendre compte de cette rencontre entre les deux Michel, ange gardien l'un de l'autre. Antonioni, l'homme qui aimait les formes, qui aimait les femmes, qui aimait les anges, se fond littéralement dans le monument pour un ultime hommage à celui qui, à défaut de lui faire un nom, lui fit un prénom. Moment de communion, de prière, entre deux artistes, entre deux arts, juste avant que le cinéaste ne disparaisse lentement dans les ténèbres - pardon, dans la lumière.

Tutti 'Tonioni

6 avril 2024

LIVRE : Le Diable sur mon épaule (The Devil takes you home) de Gabino Iglesias - 2022

Adeptes du haut-le-cœur et des flots de sang, réjouissez-vous, le nouveau Iglesias est arrivé ; et il est encore plus gore que les autres. On retrouve avec un délice coupable l’imaginaire torve de cet écrivain singulier, spécialiste, à ce que dit le quatrième de couverture, du "barrio noir", ce mélange de thriller, d'horreur, de religion et de polar. Le genre a l'air en effet d'avoir été inventé par lui : il nous plonge dans un suspense poisseux, qui nous fera traverser des zones grises entre fiction et réalité, utilisera la religion et les vieilles superstitions mexicaines comme outils d'horreur, nous fera côtoyer des univers à la Lovecraft tout en restant dans le thriller le plus terre-à-terre, et nous laissera tout de même passablement éprouvé. En tout cas, à côté, Tarantino est un petit chanteur à la croix de bois et Romero un fan de Candy. Intensément gore, Le Diable sur mon épaule va très loin dans le noir, quitte à donner de l'existence une idée complètement nihiliste et désespérée. 

 

Iglesias, en effet, ne semble pas beaucoup croire en l'Homme ; et en Dieu, ça reste à prouver : sa vision de la foi se transforme en rituels sanglants, faisant finalement mille fois plus de mal que ce qu'ils sont sensés apporter comme bien. Mario perd sa fille, et par la bande sa femme aussi, par maladresse. Pour tenter de rattraper le coup, il accepte de s'engager dans un coup douteux : braquer, avec deux complices, un convoi qui transporte le profit du trafic de drogue à la frontière mexicaine. Dès le départ, et vue la teneur des premières pages glauques, on se dit que ça va pas être une partie de plaisir pour notre héros. Ça ira bien au-delà : pour accomplir ce braquage, les trois gangsters vont devoir accomplir une sorte de rite initiatique. Pour récupérer les armes dont ils vont avoir besoin, ils vont traverser la frontière et rencontrer le Mexique profond, une civilisation primaire, encore complètement enfoncée dans la superstition, dans une sorte de religion-bis, mélange de rituels sacrificiels, de vaudou, de sorcellerie, le tout mâtiné de guerre des gangs. Dans cet univers, les sorcières se déplacent à quelques centimètres du sol, on peut débiter le corps d'un enfant vivant pour se servir de ses membres comme de talisman, des créatures monstrueuses vivent dans les souterrains, les morts peuvent se réveiller pour dévorer les vivants, ou les crocodiles affamés servir d'outils de vengeance.

 

On est assez proche de l'univers de Winding-Refn et son génial Too Old to die young. Comme lui, Iglesias nous plonge dans un bouillon de violence et de magie noire, et nous laisse bien la tête sous l'eau pendant toute la durée de son roman. Dire que c'est éprouvant est encore trop peu, et on pointe plus souvent qu'à notre tour un peu de complaisance dans le description de ces actes barbares. L'auteur semble se régaler de ces explosions de violence, et pour cette fois a la main trop lourde sur leur côté spectaculaire : au bout de trois décapitations, six éviscérations et trente têtes qui explosent, on commence à en avoir un peu marre, et on aimerait que le livre parvienne aussi à parler d'autre chose. Pour Iglesias, les rapports des Etats-Unis avec le Mexique, surtout à l'ère trumpiste, ne peuvent être exprimés que par l'ultra-violence, et son affirmation identitaire ne peut être marquée que par la religion de son pays, complètement tordue. Bon, on le suit là-dessus, mais son livre est franchement too much dans cette veine-là. Malgré ça, on suit la bave aux lèvres (et le cœur au bord des mêmes) la plongée en enfer de Mario, le sens du rythme incroyable, l'écriture hyper-sèche, l'invention de l'auteur, suffisant à notre bonheur. Il y a un côté "spirale ascendante" dans cette histoire, dont on sait très bien qu'elle va se terminer dans les litres de sang, et on est fasciné par ce mouvement irrésistible, d'autant que la personnalité  de l'écrivain est très forte : très ancré dans sa culture, sans aucun filtre pour parler de ce monde qu'il déteste visiblement, voilà un polar nihiliste qui marque indéniabelemtn des points.

6 avril 2024

Courts-Métrages (1985-2020) de Nicolas Philibert

La Face nord du Camembert (1985)

vlcsnap_2011_04_27_22h06m12s21Philibert retrouve son compère de Moi, Pierre Rivière... et de La Voix de son Maître, Gérard Mordillat, alors sur le tournage de Billy ze Kick, ce qui lui donnera l'occasion de filmer pour la première fois l'alpiniste Christophe Profit. Ce dernier double un acteur devant escalader un joli petit immeuble (le fameux camembert) de 60 mètres. Le Christophe te grimpe ça avec une facilité et une assurance déconcertantes, à tel point qu'on aurait bien envie de faire équipe avec lui pour faire un remake d'Arsène Lupin... Oui, bon ça va moins loin qu'il va haut, je vous l'accorde. Un court qui donne l'occasion de le voir grimper sur tous les angles, les plans en plongée ou latéraux se révélant tout de même toujours aussi impressionnants.


 Le Come-back de Baquet (1988) 

vlcsnap_2011_04_27_22h09m59s252On retrouve l'ami Profit qui emmène en cordée le violoncelliste Maurice Baquet (qui fut d'ailleurs également acteur, notamment dans Le Crime de Monsieur Lange ou Les Bas-Fonds de Renoir). Ce dernier, trente-deux ans après avoir réalisé la première ascension de l'Aiguille du Midi par la face sud avec le célèèbbbre alpiniste Gaston Rebuffat (mais si, rappelez-vous), s'amuse à retrouver les sommets et les sensations de sa jeunesse avec son nouveau compagnon de cordée. Sur quelques notes de Bach qu'il interprète de main de maître, le gars Maurice se plaît à faire le pitre (on est content pour lui, sans vouloir être dur), comme s'il revenait soudainement à cette lointaine époque avec son grand pote (on les découvre dans des petits films vintage du Gaston). Profit enquille sagement ses parois et finira également par se prêter au jeu des relations maître-élève en donnant quelques coups d'archets pendant que le Maurice joue. Deux de cordée, comme un fil amical tenu et tendu entre le présent et le passé...


Vas-y Lapébie ! (1988)

vlcsnap_2011_04_27_22h10m33s68Vainqueur du Tour de France 1937, "Le Pétardier" est un cycliste sain (oxymore) à qui on n'a jamais eu besoin de mentir et qui peut encore faire du vélo à 77 printemps - fume po, bois po, même pas du vin rouge alors qu'il est de Bordeaux, est végétarien (mon opposé, quoi...) - ; l'homme, quand il n'est point sur son deux roues, continue en 88 de suivre les coureurs pour leur donner de son allant à défaut de son talent. Grande anecdote que celle de ce Paris-Roubaix (Shangols dans la peau de Jean-Paul Ollivier) où il creva à quelques kilomètres de l'arrivée alors qu'il était échappé en compagnie de deux belges : pas de voiture d'accompagnement bien sûr à l'époque et notre gars qui avise dans le fossé un vélo... pour femme ; il s'en saisit, trouve quelques kilomètres plus loin un vélo de coureur, re-changement de monture, rattrape les deux hommes et gagne au sprint... Extraordinaire, sauf qu'il fut finalement disqualifié pour ne pas avoir gardé le même vélo... Le monde est vraiment trop injuste et on comprend son effondrement à l'arrivée, diable... Un homme passionné par la petite reine jusqu'à coucher avec (dit comme ça, ça passe mieux), finissant d'ailleurs même par avouer qu'il aime plus son vélo que lui-même... Rah c'était décidément une autre époque, bonnes gens ! (spéciale dédicace - on peut oser les messages intimes après plus de 4000 chroniques - à mon popâ tout blessé par sa dernière chute).


Dans la Peau d'un Blaireau / Portrait de Famille / La Métamorphose d'un Bâtiment (1994)

vlcsnap_2011_04_27_23h15m54s116Petits compléments de programme à Un animal, des Animaux, le premier court-métrage traite de taxidermie (je vous rassure, aucun lien avec l'article précédent, il ne s'agit point de Bernard Hinault), le second des parentés entre toutes les espèces animales, et le troisième de l'historique du Muséum national d'Histoire naturelle où l'on fait la part belle aux travaux de rénovation dans les années 90. On se rend compte que le taff de taxidermiste, c'est tout sauf éventrer un animal pour le fourrer de paille... Je fais mon naïf mais on assiste à toutes les étapes méticuleuses de la naturalisation (moins compliqué tout de même que pour un sans-papier) du "dépiautage" au "recousage" (ah oui, diantre que ces mots sont laids), un véritable travail d'artisan de haute volée (confection d'une structure métallique, modelage, coup de karatéka pour donner une forme à la bête...). Comme Philibert, j'avoue une certaine fascination pour la confection des yeux et on regrette presque qu'il n'ait été faire un tour dans les ateliers de ces travailleurs en voie de disparition... Le second court est un montage à la mitraillette d'une foultitude d'espèces conservées dans ce muséum (des papillons aux drôles de trognes de singes - ou de lémuriens, suis po spécialiste), une évolution qui semble aller de la beauté brute à l'effroi (plusieurs singes étant fixés en train de pousser leur cri), le rôle de l'homme n'étant sûrement point étranger à cette attitude finale... Enfin le troisième film apparaît comme une sorte de condensé du long-métrage ; j'aime beaucoup l'image de ce rhinocéros "taxidermisé" que l'on ramène dans ses quartiers, l'angle de la prise de vue donnant l'impression que l'on va s'en servir comme d'un "bélier" (forcément) pour ouvrir la grande porte du bâtiment... Trois courts pour faire durer le plaisir.


Nous, sans papier de France (1997) - Film collectif       

vlcsnap_2011_04_28_00h22m26s50Un appel ému (face caméra, stoïque, l'actrice tout en étant sûrement concentrée sur son prompteur déclame son texte avec une évidente sincérité) pour la régularisation des sans-papiers. Il est fait état clairement de leur situation (payant des impôts comme "tout le monde" et devant accepter souvent des boulots sans avoir le même droit que les Français) et cette déclaration solennelle et on ne peut plus justifiée est forcément vibrante. Tiens, c'était il y a déjà treize ans... Heureusement depuis, la situation s'est notamment améliorée - c'est de l'humour noir (j'allais dire du zemmour noir mais j'ai honte de plaisanter en évoquant ce cuistre personnage (triste euphémisme)) venant d'un Français qui travaille depuis plus de dix ans, en contrat local, à l'étranger sans avoir jamais eu à faire face à ce genre de problème. La France, de mon enfance..., chantait l'autre...

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L'Anniversaire de Nénette (2020)

Alors oui, je sais que nous sommes un peu à la traîne sur cette odyssée Philibert mais nous comblerons le vide un de ces jours. Pour nous mettre sur de bons rails, ce petit inédit dudit cinéaste (Merci Henri, le gars de la cinémathèque) qui va de paire avec la rétrospective qui lui est consacrée à l'institut mère précité. Nénette, arrivée en 1972 (comme moi) à la ménagerie du Jardin des Plantes (je n'ai pas eu ce bonheur) fête ses cinquante ans (comme moi, depuis plusieurs années) et devant une foule de badauds quelque peu bruyante va déballer ses cadeaux... C'est toujours un peu délicat de regarder ce bon vieil animal qui n'a rien demandé à personne savourer doigt après doigt un fraisier ou ces petits fruits exotiques reçus en bonus, repensant sans doute nostalgiquement (toujours comme moi) aux forêts paisibles et immenses de Bornéo (mais les braconniers en ont décidé autrement pour elle, je sais, je sais...). Bref, Nénette s'accroche à la vie et aux lianes de sa cage, avec toujours le même air un peu alangui, paisiblement, sous le regard extatique de visiteurs en mal d'exotisme.  Philibert immortalise l'instant, hip hip houtang ?

5 avril 2024

Britannia Hospital de Lindsay Anderson - 1982

Un salutaire vent d'anarchie souffle sur ce film, à la fois qu'un petit ton insolent qui fait du bien par où il passe ; c'est-à-dire à travers la vieille bedaine de la couronne britannique, des flics, de la guerre, des despotes en tous genres, tout comme à travers celle des connards de toutes sortes, qu'ils soient nantis ou prolos. Britannia Hospital s'en prend en effet frontalement à toutes les institutions anglaises, réputées pourtant pour leur modération et leur politesse, ce qui, en ces funestes années Thatcher, réjouit hautement. Mais le fait est que la charge est encore bien puissante aujourd'hui : tout le monde prend sa gifle dans la bonne humeur, et chacun est renvoyé à sa vanité, petits et grands. On n'est point dans le gros délire, dans le non-sens, dans l'absurde total, mais le film, très anglais, développe un humour très singulier, qu'on ne peut qualifier que d'andersonien. Pour le meilleur et pour le pire, puisque tout ne fonctionne pas, mais c'est clairement le meilleur qu'on retient.

Rien ne va à l'hôpital londonien : les cuisines font grève suite aux exigences des malades privilégiés, un des médecins, particulièrement mégalo et diabolique, s'apprête à créer une créature à la Frankenstein dans son labo, un média clandestin s'est infiltré dans le bâtiment et menace de faire un scandale, la présence dans les murs d'un dictateur africain capricieux (et de toute sa nombreuse famille) déclenche l'ire des associations humanitaires ; et, pour couronner le tout (...), la reine elle-même a choisi ce jour pour visiter l'institution, d'où un protocole qu'il faut respecter à la lettre. Face à l'adversité, le vénérable directeur de l'hôpital, Mr Potter, lutte, négocie, trompe son monde, fait des promesses, louvoie. Mais ses efforts parviendront-ils à endiguer les menaces de plus en plus pressantes ? Sous tension du début à la fin, le film développe peu à peu une folie qui va gagner au final tout le monde.

Comme je disais, Anderson vise tous azimuts, et pas seulement le système de santé : syndicalistes corrompus, presse avide de scandales, royauté engoncée dans ses rites d'un autre âge, bêtise du peuple facilement bernable, dictateurs déconnectés du peuple, riches capricieux... La satire éclabousse tout le monde avec la même gourmandise. Le résultat est un chaos total. Le film est très mouvementé, bruyant, hystérique. Les acteurs, tous dirigés vers la caricature et l'excès (à l'instar de Malcolm McDowell, pas le plus sobre des interprètes), semblent rigoler comme des fous à mettre de vigoureux coups de pied dans la fourmilière, et nous avec, il faut le dire. Bon, du coup, ce chaos donne ausis parfois de lourdes maladresses, des baisses de rythme vraiment vertigineuses, des scènes plus faibles que d'autres. Mais on s'en fiche : la grande qualité est justement de ne pas chercher la perfection, de se laisser aller à l'anarchie, y compris dans l'écriture et dans le montage. Ce gros délire se termine tout de même dans le calme, avec un énorme cerveau artificiel déclamant maladroitement un monologue métaphysique (Sophocle ou Shakespeare ?) devant un public composé de tous les imbéciles qui se sont agités pendant 2 heures. En plus d'être acide, Britannia Hospital est prophétique et cynique : pour ça, on l'aime particulièrement.

4 avril 2024

Bound (1996) de Lana & Lilly Wachowski

 

Il fut un temps où les Wachowski sisters étaient encore les Wachowski brothers mais où leur intérêt pour les personnages féminins en recherche d'indépendance était déjà hautement éveillé : Bound met en scène, sans se cacher derrière un string opaque, un couple de lesbiennes, couple solidaire (jusqu'au bout ?) qui va tenter de faire tourner les hommes en bourrique en grugeant la pieuvre mafieuse - tout un programme. A ma droite, Jennifer Tilly et sa voix sulfureuse, des chuintements de paroles poussés ici à l’extrême ; à ma gauche, Gina Gershon et ses fameuses lèvres toujours étonnamment entrouvertes. Un regard entre les deux, elle la sophistiquée mariée à un mafieux, elle la plombière débrouillarde tout juste sortie de prison, et c'est le coup de foudre : pour sceller ce pacte sensuel et amoureux, quoi de mieux que de dérober deux millions de dollars à ces enfoirés de bandits violents et armés jusqu'aux dents ? Du thriller qui, sur le papier, devrait suinter d'érotisme et de tension.

Avouons que tout n'avait pas si mal commencé avec ce petit jeu de séduction qui se met immédiatement en place entre les deux femmes ; les frères-soeurs Wachowski s'en donnent à cœur joie au niveau des allusions sexuelles de plus ou moins bon goût (Gina se rend dans un bar lesbien nommé The watering Hole,  c'est assez explicite...) ou pour mettre en scène les deux actrices dans des situations très connotées : Jennifer invite Gina chez elle pour que cette dernière fasse un tour dans sa plomberie, et le tuyau de gicler entre les main d'icelle et la Jennifer, courtement vêtue, de s'approcher de plus en plus de cette travailleuse à ses pieds... Bon, ce n'est pas d'une finesse extravagante mais l'on sent, disais-je, une légère envie de provocation au sein de ce thriller bon teint. Le thriller va d'ailleurs rapidement prendre la suite avec nos deux amoureuses complotant... Dans des décors minimalistes (deux apparts, dont l'un vide, l'autre presque - pas de budget déco apparemment...), va se mettre en place un ballet de visites mafieuses autour d'une mallette dépouillée de son argent. Discussion tendues, menaces, rires gênés, coups de sang, coups de feu... Les cinéastes filment leurs acteurs en gros plans, tentent quelques petits effets d'angles de caméra plus chichiteux qu'envoutants et on regarde la chose, malgré la tension qui monte progressivement, d'un œil un peu impavide et las : surjeu des acteurs (la palme au mari de Jennifer qui grimace de bout en bout), personnages stéréotypés (le parrain marmottant, le petit jeune violent...) et intrigues dont les multiples rebondissements sont aussi crédibles que moi tondant la pelouse. On sent que les deux frères-soeurs, en essayant de faire bouillir l'ambiance au sein de ce huis-clos, en boostant leur montage, en faisant éclater des instants de violence, ont tenté de réaliser un thriller pur jus mais les gesticulations et les coups de gueule de leurs personnages principaux ont souvent du mal à cacher la misère de cette mise en scène un rien tape-à-l’œil et de cette intrigue gonflée à l’hélium. Mention assez (les)bien, pour ne pas dire passable.

 

4 avril 2024

Plus qu'hier, moins que demain de Laurent Achard - 1999

Hommage à Laurent Achard, qui vient de casser sa pipe, en même temps que découverte du bougre, dont je ne connaissais jusqu'à maintenant qu'un seul film, le beau Dernière Séance. Ce premier long-métrage est très différent, puisqu'il nous transporte dans des atmosphères rurales et solaires, pour une ou deux journées qui vont être décisives pour ses personnages. La quiétude fragile d'une famille campagnarde (aaaah l'ennui de ces villages de province endormis...) est menacée par le retour de la fille, Sonia, venue ici pour solder les rancunes du passé, faire un dernier adieu à ses amours de jeunesse et prendre un peu le vert. C'est malheureusement tout le contraire qui va se passer : la belle révolutionne tout le monde, sa mère "rancuneuse" et amère, ses anciens amants qui ne l'ont pas oubliée, sa sœur en pleine métamorphose en jeune adulte, son petit frère et  tous les hommes du coin, celui-ci la désirant, celui-là la jalousant. L'originalité de ce film est de nous filmer cette révolution sentimentale sans bruit, sans (trop d') esclandres, sans hystérie : tout se passe dans la pudeur, en surface rien ne bouge, mais en-dessous les dégâts sont profonds.

Il y a une vraie tristesse qui émane de ces plans pourtant lumineux, très doux, parfois gentiment nostalgiques : leur fixité, la distance de la caméra, la cruauté de certaines situations, font naître quelque chose de désespéré qu'on ne ressent qu'à la longue. Tous les personnages sont touchants, tous ont leur tristesse, tous ont leur cauchemar. Le plus beau est sûrement cette jeune fille ballotée par les sentiments, jonglant entre son connard de copain, ses fantasmes d'hommes mûrs, ses rêves romantiques... et se retrouvant au bout du compte seule et maltraitée. Achard comprend les hommes et les femmes, mais il est spécialement pertinent sur la jeunesse, qu'il montre comme des êtres innocents et purs qui viennent buter sur cette chienne d'existence. Il faut voir par exemple ce petit môme solitaire, torturé par les plus grands, pour sentir le poids de la souffrance enfantine dans ce film. Les adultes ne sont toutefois pas en reste, affichant leurs vies ratés, leurs rêves avortés, leur alcoolisme et leurs rancœurs sans plus se cacher. Mais en tout cas, tout le monde a ses raisons, il n'y  a pas de gentils et de méchants. Si Sonia sème la merde au bout du compte, c'est malgré elle ; si le copain de sa sœur finit par balancer le sans-papier gentil, c'est par un mouvement de jalousie bien humain ; si la mère est sans arrêt grincheuse et vexante, c'est sur un sourire de tendresse qu'elle quittera l'écran à la fin du film.

Magnifique mise en scène solaire, superbe son (il faut le remarquer : pour une fois dans un film français, on entend parfaitement les dialogues) qui met en avant le vent, les minuscules bruits de la nature, acteurs impeccables et très naturels, chronique douce-amère (et plus amère que douce) de l'enfance et de la campagne : on est dans un axe Renoir / Pialat / Eustache qui fonctionne toujours avec moi. Celui qui avec trois fois rien, une touche de pinceau, un petit détail,  un sourire, un geste, parvient à décrire des tragédies entières, à montrer toute une vie gâchée, et en même temps à dessiner un espoir. Cette suite de saynètes impressionnistes ne paye pas de mine, mais vous rentre dans le cœur  sans effort, avec une délicatesse et une subtilité totales. Conquis.

4 avril 2024

Perfect Days de Wim Wenders - 2023

C'est un miracle qu'on n'attendait plus depuis le début des années 90 : apportez-nous du vin, celui des noces et des festins, Wenders est revenu. Enfin délivré de toutes ses prétentions et de ses expérimentations à la mords-moi-le-jonc, il revient même avec le film le plus simple du monde, et on est tout ému de voir ce petit vieux nous servir son œuvre la plus enfantine à près de 80 berges. C'est vers le pays zen du Japon qu'il est allé chercher cette épure, ceci expliquant cela : il dresse le portrait d'un homme tout à fait ordinaire, et trouve dans cette petitesse-là quelque chose d'universel, de beau, de pur. Hirayama est un petit homme qui a fait de la répétition des jours son credo ultime. Sa vie est une suite de rituels, et il exerce son boulot (de Sisyphe) avec toute la rigueur qu'il peut : il nettoie les chiottes publiques de Tokyo. Tâche qu'il accomplit sereinement, y trouvant même un certain plaisir, avant d'aller boire un petit verre ou manger un plat, et finir la soirée sur un petit bouquin. Une vie banale, ordinaire, mais au sein de laquelle il parvient toujours à trouver de la joie : en matant le ciel, en remplissant la grille de Morpion laissée par un inconnu, en arrosant ses plantes, en prenant le temps de photographier un arbre. Il n'y a rien de plus dans ce film, ou presque. Certes, une nièce fugueuse vient le visiter, un homme atteint d'un cancer passe un moment avec lui, un collègue lui cause de petits soucis ; mais ce sont de simples rides qui passent sur le fleuve tranquille de sa vie. Tout ça est d'une beauté étonnante, et Wenders arrive à nous faire passer avec un don de la magie bluffant l'émotion de ces petites existences sans envergure, le bonheur fugace de l'instant.

Clicheteux ? Eh ben, miraculeusement, non. Le cinéaste n'est jamais meilleur que quand il filme ainsi les déclassés du monde (Travis dans Paris Texas, le père dans Alice dans les Villes), et prouve une nouvelle fois qu'il sait comme personne observer le monde tel qu'il est et le trouver beau. Aidé par un acteur bouleversant, au-delà de l'éloge, qui donne un dernier plan d'une puissance incroyable (Koji Yakusho), il revient à son sens des ballades bluesy, et réussit un film tout de poésie discrète. Le film est en grande partie muet, notre homme étant peu disert, et travaille sur une gentille nostalgie : Hirayama écoute de vieux chanteurs sur de vieilles cassettes audio, prend des photos avec un appareil antique, ne semble pas de ce monde, et semble même hanté par un passé qui ne sera pas dévoilé mais qu'on sent poignant. Il n'est pourtant jamais réac, profondément ancré dans le monde moderne tel qu'il est, même s'il s'en exclut plus ou moins. Le cinéma de Wenders est de son temps, l'a toujours été, et celui-ci ne fait pas exception, malgré ses motifs à l'ancienne. Il trouve sa beauté dans son aspect mineur, comme une petite pièce de Satie par exemple ; et nous on regarde ce retour en enfance de l'art touchés, étonnés et amusés. Ça faisait des années qu'on ne l'avait pas écrit, en voici l'occasion : Wenders est grand.

 

3 avril 2024

LIVRE : Les Contes de la Véranda (The Piazza Tales) d'Herman Melville - 1856

Un bonheur de retrouver l'écriture si dynamique, si dépaysante, si savante, si raffinée de notre ami Herman Melville, qui fait office de bain de jouvence au milieu des lectures de bouquins contemporains faisandés et 40000 fois plus vieux que les siens. Ce recueil très éclectique de 6 nouvelles vous fait passer de délices en plaisirs, et on ne saurait retirer une seule ligne de ces contes parfaits, aussi distrayants que profonds : du grand voyage, de la farce, du conte macabre, de l'observation naturaliste, on passe par toutes les inspirations du sieur, si bien qu'on peut considérer que Les Contes de la Véranda est un condensé de toute son oeuvre.

 

Ça commence tout doux avec The Piazza, sorte d'introduction zen et légèrement fantastique au livre : Melville, en racontant son retrait à la campagne et la nouvelle véranda qu'il s'offre, peut laisser libre cours à toute l'étendue de son vocabulaire quand il s'agit de décrire la nature. Même en traduction, on est frappé par le raffinement de cette prose (que le bougre pousse jusqu'à une certaine préciosité), par son lyrisme naturaliste et son érudition aussi bien de la langue que du monde qui l'entoure. Après cet apéritif, on est chauds pour entamer LE grand chef-d’œuvre du recueil :  Bartleby the Scrivener (déjà commenté par mon gars Shang ici). Critique de la lenteur de l'administration ? Glorification de la révolte sans violence ? Description de la force d'inertie qui gagne certains petits fonctionnaires ? Essai sur la lutte des classes ? On ne sait pas exactement ce que Melville a voulu faire avec son petit personnage sans envergure qui "would prefer not", mais il invente là, dans ces quelques pages, un être mythique, symbole du refus de travailler autant que de la mollesse passive, tout en écrivant un conte drolatique et passionnant. On est là dans un des sommets de l'auteur, aucun doute.

 

On est ensuite dans un terrain plus connu chez Melville avec Benito Cereno, court roman de marine dont l'auteur de Moby Dick a le secret. Parfaitement construit, il vous fait croire pendant un bon tiers à une histoire avant de vous la démonter dans le dernier tiers. Cette nouvelle est dotée d'un excellent suspense, et d'un talent indéniable pour relever les détails d'une situation : c'est par eux que le mystère sera levé, par eux que monte cette tension étrange, par eux que l'écriture devient un trésor de double-sens. Melville y montre par ailleurs une vraie sensibilité "de gauche" : même si le tout est encore bien marqué par un racisme latent, habituel pour l'époque, on note quand même qu'il y est question d'une révolte d'esclaves, et que les Noirs y sont bien plus malins que dans les romans de ces années-là. Après une petite récréation sans vraie envergure, mais assez drôle (The Lightning-Rod Man), on passe à une belle série de petits textes, groupés sous le titre The Encantadas, or Enchanted Isles, fascinante suite de descriptions, d'anecdotes, de faits historiques, d'observations entomologique, concernant les Galapagos et leur réputation d'îles enchantées. On est ici dans la veine Typee / Oomo, c'est-à-dire dans le style documentaire, que Melville sait toujours doper par son sens de l'aventure et du conte : dépaysement assuré, j'avais des embruns sur mes lunettes. On termine sur un conte macabre que n'aurait pas renié Hoffmann, The Bell-Tower, l'histoire d'un minaret qui devient une obsession pour son architecte, et pour lequel il finira par donner sa vie, illustration de la vanité humaine d'une belle noirceur. Au bout de ces histoires toutes captivantes, on referme le livre avec regret, en lorgnant vers les autres livres de Melville avec l'envie irrésistible de ne plus lire que ça...

3 avril 2024

LIVRE : Conquête de l'Inutile (Eroberung des Nutzlosen) de Werner Herzog - 2004

"Tout le monde s'en remet à mon sang-froid pour le moment."

 

Voici donc l’œuvre (écrite) dont l'ami Werner semble assez fier, a posteriori, la trace écrite, pense-t-il, qui restera de lui (c'est en tout cas ce qu'il avait dit une fois et ce avant d'écrire son autobio parue en 2022 Every Man for Himself and God Against All : A Memoir à laquelle je pense m'attaquer en anglais d'ici peu, une traduction française n'étant point en vue, à ma connaissance). Vingt ans après l'avoir rédigé d'une main de fourmi, il a osé relire et faire paraître ce qu'il avait annoté pendant le tournage (mythique) de Fitzcarraldo... Moins un journal de tournage que les réflexions d'un homme pendant un tournage, ce journal intime montre les questionnements du solitaire Werner lors de cette véritable épopée dans la jongle péruvienne... On sait à quel point ce tournage fut difficile, pour de multiples raisons (comme si cela faisait d'ailleurs justement partie du projet - faire passer un bateau monstrueux par une montagne, c'est en soi un projet de dingue qui ne peut se dérouler que dans une certaine folie... une histoire d'ailleurs, ô combien métaphorique, une métaphore on ne sait pas trop de quoi mais si "grande", comme le dit Herzog, "qu'elle nous dépasse"... le fait est que ce rêve, il lui fallait le réaliser pour continuer, comme il le dit, de pouvoir continuer à rêver, à vivre...) : rêver, ce n'est pas quelque chose que le cinéaste fait généralement quand il dort (Herzog, on le sait, n'est pas vraiment de ce monde), disons juste qu'il rêve souvent en restant éveillé - et ce journal transmet au passage, justement, quelques-unes de ces visions - semi-conscientes ou semi-inconscientes, faites votre choix.

 

Un tournage difficile en raison, of course, de la présence de Kinski (appelé de la dernière heure... ce "connard" de Jason Robards tombant malade et abandonnant le tournage... Toutes les parties ayant été tournée avec lui et avec Mick Jagger dans un rôle abandonné en route - Jagger qui ne put reprendre le tournage la deuxième fois en raison d'une tournée des Rolling - devant être refaites) mais surtout en raison des bestioles sauvages, du climat, des problèmes politiques, de multiples incidents et accidents (d'avion notamment), des maladies, des tensions humaines, des problèmes de budget, de la corruption, des Indiens, etc... Oui, un tournage épique qui (repérage compris) se déroula sur plus de deux ans, deux ans durant lesquels Herzog tînt au jour le jour ses petites chroniques... On plonge dans les abîmes de son cerveau et faut reconnaître que le type, observateur, penseur, halluciné, mais avant tout (comme le veut la légende) d'un zen absolu, dut se confronter à de multiples obstacles. On notera au passage sa passion pour les animaux, de toutes sortes, pour les insectes comme pour les oiseaux ou les singes, qu'il regarde vivre ou mourir avec le même regard aiguisé (Lui-même, il finit d'ailleurs par se poser la question et tente d'y répondre avec toujours cette petite pointe d'humilité ironique : "Pourquoi suis-je si préoccupé par les drames animaliers ? C'est parce que je ne veux pas regarder en moi. Je sens seulement un abandon creuser en moi comme les termites dans un tronc d'arbre abattu".) Werner fait front, tente, avec ses producteurs, de régler les douze milles problèmes qui se posent chaque jour, mais n'est pas non plus à l'abri de blessures (la septicémie guettera... quelques piqûres devraient régler le problème...) ni de crise d'angoisse : "Je me suis réveillé ce matin avec une angoisse encore inconnue : j'étais dépourvu de tout sentiment, tout était parti, perdu, comme si je m'en étais remis la veille aux bons soins de la nuit, une fois pour toute. Je me sentais comme quelqu'un qui a pris la relève de la sentinelle de toute une armée, et qui se retrouve ensuite sourd et anéanti, aveuglé par l'instant le plus énigmatique qui soit. Tout était parti. J'étais parfaitement vide, sans douleur, sans joie, sans nostalgie, sans amour, sans chaleur ni amitié, sans colère, sans haine. Il n'y avait rien, plus rien. Moi, comme une armure sans chevalier à l'intérieur. Ça a duré longtemps, jusqu'à ce qu'une sorte d'angoisse prenne peu à peu possession de moi"

 

Pourquoi est-il là, que recherche-t-il, pourquoi tant d'abnégation pour un simple film ? On pourrait multiplier les questions à l'envi : une seule chose est certaine, Herzog ira jusqu'au bout de ce qu'il a en tête, envers et contre tous, envers et contre tout. Si on peut apprécier son humanisme, sa façon toujours pleine d'empathie de regarder son prochain (Indiens ou Européens, sans distinction - et c'est bien l'un des seuls...), on retrouve également ici notre passionné d'histoires folles, extrêmes : s'il tend à minimiser toutes les merdes qui lui tombent sur le râble, s'il ne se plaint jamais véritablement de son sort (habitat, bouffe, insectes...), il continue de regarder de manière éminemment caustique tous les petits aléas du tournage et les catastrophes adjacentes... Entre son caméraman opéré en urgence de la main et ce sans anesthésiant (trois personnes atteintes juste avant par des flèches ayant épuisé les stocks ; heureusement, l'une des prostituées du camp prit alors les choses en main et mit la tête de l'homme entre ses seins pour le "tranquilliser") et cet Indien mordu au pied par un serpent mortel et qui décida sur le champ de se tronçonner la cheville (parfois, il faut savoir prendre les bonnes décisions sur le fait...), on assiste à tout un panel de mésaventures pas piquées des hannetons. Herzog, lui, subit, fait le dos rond, calme tout un chacun et continue inexorablement d'avancer... Une conquête de l'inutile ? Une simple conquête humaine ce qui veut sans doute finalement un peu dire la même chose. Incontournable.

3 avril 2024

Lemmings : Arcades & Blessures (Lemminge : Arkadien & Verletzungen) de Michael Haneke - 1979

Envie de vous plomber durablement le moral ? Ce long téléfilm en deux parties du maître autrichien devrait faire votre affaire. Non seulement ce cher Haneke se pique de vous démontrer que la jeunesse de son pays, dans les années 50, était rongée par la névrose, mais en plus il vous dévoile en quoi ces névroses vont fabriquer 20 ans plus tard des êtres humains complètement tarés ; ce qui, en matière d'optimisme et de confiance en l'humain, montre une certaine constance. Lemmings semble bien être l'entrée en cinéma de Haneke, non seulement thématiquement mais formellement aussi : on y découvre l'acuité du regard dévastateur de ce profond désespéré, qui passe par un scénario bergmanien très noir mais aussi par une mise en scène toute de rigorisme et de jansénisme : photo blême, acteurs dirigés vers le gris ultime, plans fixes façon entomologiste, cadres au cordeau (qui annoncent déjà Le Ruban blanc). On n'est pas vraiment à la fête, mais comme toujours chez Haneke, notre souffrance de spectateur s'accompagne d'une fascination totale pour ses dispositifs anxiogènes du meilleur effet. Et si Lemmings a encore un peu de mal à se désolidariser de son modèle du moment (Bergman), on ne peut que sentir derrière ça un cinéaste indéniable, un vrai regard et un penseur acéré de la société autrichienne.

Première partie, donc, intitulée Arcades (Arkadien) : nous sommes dix ans après la guerre, et Haneke filme un groupe de jeunes gens en proie aux crises identitaires, familiales, sexuelles et amoureuses. Les personnages, plus symboliques d'un certain état de l'humanité que véritablement incarnés, ont en charge de représenter une société perdue, abandonnée au sentiment de défaite et de suicide programmé. Face à une génération d'adultes qui ne les comprend pas, trop tournés vers leur propre dépression, ils draguouillent sans y croire, attendent mollement des lendemains qui chantent, et se préparent à un avenir morne. Ou tombent enceintes, aussi, ce à quoi les garçons responsables du fait opposent une apathie et une déresponsabilisation obstinées. Leur grand tort, semble dire le film, est d'être pile la génération sans caractère qui suit la guerre : sans envie, sans futur, sans grandeur, ils reproduisent des modèles sociaux sans les sentir, s'épousent ou s'engueulent ou baisent ou se tuent sans motivation, dans une apathie totale. Le film, souvent extraordinairement brutal par son filmage "neutre", ne cache rien de son regard moral et noirissime, montrant ces jeunes complètement abandonnés à eux-mêmes comme on regarderait des souris de laboratoire dans une cage. Haneke filme à distance, rendant anonymes et interchangeables ces personnages sans envergure, rendant leurs gestes et leurs sentiments dérisoires. Le rythme lent, l'image moche, l'absence de tout élan, plongent le film dans le marasme, certes, mais un marasme étonnamment fascinant. On regarde ce désastre avec sadisme et tristesse à la fois, accusant le coup de ce "No future" brandi dans un calme souverain.

Deuxième partie, Blessures (Verletzungen) : 20 ans plus tard, quelques-uns des personnages de la première partie se retrouvent pour un dîner. C'est un volet beaucoup plus bergmanien, donc, les crises d'hystérie menaçant sans arrêt sous le calme, et explosant sans ambage dans une violence totale. Violence sans mort, sans blessures justement, mais non pas moindre. Les jeunes sans espoir de jadis sont devenus des adultes sans espoir non plus, c'est malin. Si ce second film est un poil plus rêche et académique, un peu plus engoncé et trop désireux de "dire" pour être vraiment fort, on apprécie toujours ce dispositif rigoriste pour montrer le sacrifice de toute une génération, les répercussions que les traumas de la jeunesse ont aujourd'hui sur ces adultes désespérés. Rien n'a été réglé entre eux, et le passé douloureux (suicides, avortements, amours déçues) va ressurgir avec puissance, pulvérisant les derniers restes d'amitié qui auraient pu perdurer entre eux. Le bilan de ce film, après ses presque 4 heures de projection éprouvantes : la vie est une chienne qui ne vous fera pas de quartier. La porte ouverte vers les films plus rigolos que seront Le septième Continent ou Benny's Video.

2 avril 2024

Le Théorème de Marguerite d'Anna Novion - 2023

Aaaarf bien moyen, ce film, qui ambitionnait pourtant avec éclat de rendre les mathématiques visuels et spectaculaires. Anna Novion est une bonne élève, qui pourrait ressembler dans le domaine du cinéma à son héroïne dans celui des maths : studieuse, mais appliquée. Alignant franchement cliché sur cliché, elle nous présente donc Marguerite, jeune chercheuse en maths, obsédée par un théorème jamais démontré, dont elle a fait son unique but dans la vie. Les amours, les relations sociales, la vie de famille, les fêtes entre étudiants, elle n'en a que faire : lui importe seulement que 3+x(x-1)=5'/y-8µ, ce qu'elle tente de prouver en noircissant des hectares de tableau noir, l'air aussi concentré que Shang face à un  match de ping-pong. Vous voyez le personnage, j'imagine, autiste, asocial, fille aux cheveux raides et aux lunettes cerclées, aussi sexy qu'une bûche, aussi aimable qu'une porte. Novion ne cherche pas plus loin, elle la tient, sa prodige des chiffres, et elle nous la montre découvrant peu à peu, en même temps que la solution à ses recherches, sa découverte du sexe, de l'amour (pour son collègue autrefois concurrent), de la danse et de l'Autre... Suite de scènes sur-attendues nous montrant Marguerite passant des nuits d'insomnie à aligner les équations, opposer à la bienveillance de sa mère une indifférence polie, buter contre ses supérieurs trop sages (Darroussin, pas dirigé), ou s'extasier devant un orgasme inattendu avec un amant de passage.

Tout est attendu, aucune scène ne surprend, tout est bien dans les clous et mis en scène comme il se doit par une Anna Novion qui fait tout sans déborder, en tirant bien la langue. C'est du travail soigné, zéro faute, aucun doute, et on trouve même par-ci par-là quelques brins d'émotions, dus pour la plupart à cette éternelle trame du personnage qui s'émancipe et trouve enfin sa voie en même temps que le succès (ça va de Rocky à Billy Elliott). Ici, donc, c'est les maths, que la réalisatrice n'arrive pas à rendre beaux malgré ses efforts : elle répète ad nauseam les plans sur ces équations sibyllines qui envahissent peu à peu l'univers de Marguerite, et pense avoir fait le boulot en montrant le mystère qu'elles recèlent. C'était le challenge du film, il est en grand partie raté. La comédienne, Ella Rumpf, fait ce qu'elle peut, mais engoncée dans l'archétype de son personnage geek, elle ne peut pas grand-chose. Suite de situations convenues sans mise en scène, Le Théorème de Marguerite est pris en pleine sieste.

 

2 avril 2024

Le Lion est mort ce soir de Nobuhiro Suwa - 2017

La côte de Jean-Pierre Léaud semble grande chez nos amis asiatiques, puisqu'après Tsai-Ming Liang, c'est le très francophile Nobuhiro Suwa qui rend hommage à JPL, avec ce film tout simple et assez touchant, malgré sa naïveté. L'hommage passe cette fois par un aspect assez funèbre, et bien que le film soit d'une belle solarité, tourné vers la jeunesse et la joie, il y a derrière tout ça une atmosphère fantomatique qui reste en tête. Léaud y interprète en effet son propre rôle, un vieil acteur édenté et parfois absent, angoissé par le fait qu'il doive interpréter sa propre mort sur le tournage d'un film. C'est donc dans une atmosphère assez triste que s'ouvre Le Lion est mort ce soir, l'acteur étant souvent filmé face à sa solitude dans de beaux plans funèbres, isolé dans son appréhension du métier qui semble s'être perdue. Le tournage est interrompu suite au désistement d'une comédienne, voilà notre Jean-Pierre qui prend la poudre d'escampette et se paye des congés dans son passé : il se rend dans une maison qui fut autrefois le lieu de ses amours avec la femme qu'il a aimée et qui est morte, maison désormais abandonnée comme un vieux décor de théâtre et qu'il va squatter pendant quelques jours, tel un mystérieux clochard. Le fantôme de sa belle vient le visiter, la mélancolie s'installe : bref, on n'est pas à la fête et on s'apprête à assister à un film qui tient plus du requiem que de l'espoir...

Et puis, avec pas mal d'élégance et de pudeur, Suwa abandonne cet élan morbide et se tourne vers la joie. Un groupe d'enfants veut tourner un film dans cette demeure, tombe sur Léaud, et lui demande de jouer dans le film, ce qu'il accepte avec plaisir. Le tournage de ce machin tout branquignole va lui redonner une sorte de second souffle, et l'atmosphère du film avec lui. Fidèle à son étrangeté, Léaud s'amuse comme un fou à détourner les demandes de ses jeunes réalisateurs, hyper-exigeant avec leur direction d'acteur, sévère avec leur scénario, les traitant comme de vrais cinéastes. Il joue avec délice de son image de vieux fou, tour à tour effrayant, indifférent, puis investi à mort et bienveillant. Il faut le voir regarder le résultat final et critiquer le film comme s'il s'agissait d'un grand Œuvre, ou changer le sens d'une scène par une de ses fantaisies de jeu dont il a toujours eu le secret, pour le meilleur ou pour le pire. Et ça fait un bien fou de voir notre idole retrouver quelque chose de la candeur de jadis, ce décalage de jeu qui a fait sa gloire, cette façon de s'amuser tout en restant très cérébral : on revoit quelques instants, derrière les rides, les absences, le corps fatigué, le Léaud des années 60-70, gloire à Suwa pour ça.

Surtout, on sent à travers ce film tout l'amour que Suwa porte à l'acteur, toute la part de cinéphilie qu'il lui doit. Au cours d'un dialogue avec le fantôme de sa belle, il y a ce moment sublime où le couple danse en chantant "Allô tu m'entends" de Guy Béart, clin d’œil à Week-End : voilà une référence moins commune que l'habituel 400 Coups, et qui charge la séquence d'une nostalgie irrésistible : ce spectre que Léaud rencontre est autant celui de la femme qu'il a aimée que celui du cinéma d'avant, envisagé non comme un âge d'or un peu réac, mais comme un temps passé, ni mieux ni pire que celui amené par les enfants. Si Léaud fait partie de ce passé, le film n'est pas passéiste ; s'il pousse son jeu dans la veine fantomatique, Suwa lui oppose la fraîcheur de l'enfance (de l'art) avec force et volonté. Léaud pourra alors rejoindre son tournage et jouer enfin avec talent sa propre mort, magnifique séquence finale, qui clôt un film tout en sentiments feutrés, réalisé avec trois fois rien (et parfois un peu de candeur, d’amateurisme), mais gentiment touchant.

Le Roi Léaud

2 avril 2024

Mudbound (2017) de Dee Rees

Eh oui, l'éternel problème des bons sentiments dans un joli écrin Netflix... On fera court ici : on est dans les années 40 : d'un côté nous avons les Jackson, famille de noirs installée dans ce Mississippi rural ; on trime, on cultive, on en chie mais on est solidaires ; l'ainé, lui, part à la guerre, dans le régiment des tanks... de l'autre nous avons les McAllan : l'ainé, Henry, est marié et a la bonne idée d'amener dans ce même Mississippi très boueux (d'où le titre) sa jeune femme instite de formation (va falloir s'adapter cocotte !) ; ils ont deux gamines à élever dans la boue et en prime le pater McAllan raciste comme un adepte du KKK (dont il fera partie, ben tiens) ; ils emploient les Jackson qu'ils considèrent de haut, sauf elle, bien contente de trouver l'assistance de la mère Jackson quand elle accouche... Henry a un frère, Jamie, parti, lui aussi, à la guerre, dans le régiment des avions... Deux familles qui se regardent un peu de traviole mais, tintintin, quand les deux soldats reviennent de la guerre, vlà-t-y pas qu'ils sympathisent... On les regarde de travers, forcément, d'autant plus que leur petit penchant pour l'alcool, leur branle-manettage (pas facile, le retour sur terre...) et leur mélancolie (Ah l'Europe, les potes morts au combat, les petites pépés...) renforcent leur marginalisation... Qu'est-ce qui va finalement ressortir de toute cette boue (chacun s'enfonçant dans son communautarisme) et de cette amitié ?

Eh bien pas grand-chose à vrai dire. Ah ça, les images sont léchées, les lumières sont filtrées, la musique est doucereuse... Et puis, film à thème, on aura forcément droit à notre petite leçon de racisme ordinaire... Un frère ainé peu empathique, son pater un vrai con et le KKK de passer à l'action le temps d'une nuit sauvage... Le Jamie a beau apporter un soupçon d'intelligence dans cette ruralité vaseuse, le combat contre les cul-terreux est rude - et son penchant alcoolique n'aide pas... On s'enfonce dans la haine mais on sent, Netflix oblige, qu'ils sont encore bien capables de nous servir une sorte d'happy-end tiède "à laisser sans voix" (il y a un double sens...)... On l'aura, of course, celui-ci nous laissant le sentiment d'avoir assisté à un compte-rendu hagiographique un brin caricatural, d'une originalité dans les chaussettes - le côté monolithique des personnages et le déroulé ultra-prévisible du scénar n'arrangeant rien... Bouh !

 

1 avril 2024

Harry Potter et la Chambre des Secrets (Harry Potter and the Chamber of Secrets) (2002) de Chris Columbus

Vous n'en dormiez plus la nuit, hagard que vous étiez et anxieux de savoir ce qu'il allait advenir... Eh bien, nous y voilà, la suite d'Harry Potter est enfin là ! Bon, que dire de cette chambre des secrets si ce n'est que l'on sent, d'une année l'autre que l'on a fait quand même pas mal de progrès sur les effets spéciaux et les fonds d'écran... C'est un épisode où l'on passe pas mal de temps en l'air entre voiture volante et partie de quiddish mais où l'ambiance de l'école reste pour le moins délétère : des petits écoliers se retrouvent pétrifiés et la menace est telle que les risques de fermeture sont évoqués... On sent que tout le mystère de la chose est concentré dans cette foutue chambre des secrets et qu'entre le gros Hagrid et ses araignées velues et ce fourbe de père de Malefoy (on a un point commun, pour peu qu'on s'intéresse à l'onomastique...) et ses faux airs de Bardella blond, il y a des trucs peu catholiques qui se cachent... C'est un épisode pas très fun, animé en partie par un elfe-gollum à l'air triste, qui nous fait passer énormément de temps dans ces immenses couloirs de l'école où un chat pendu, un fantôme pendu ou un gamin transformé en statue de sel finissent toujours par se retrouver sur le chemin de notre trio magique : Hermione et son petit sourire malin, Ron, ses cheveux roux et ses mimiques (dieu qu'il joue mal, ce pauvre gamin : tout en grimaces) et Harry, la force magique tranquille derrière ses petites binocles... C'est une nouvelle fois sur ses épaules que repose tout l'avenir de l'école et notre gamin de jouer au chevalier pour déjouer les pièges tendus par les forces du mal (tout cela à cause d'un bouquin maléfique pourri, signé Dicker ou Musso, j'ai pas réussi à bien voir). C'est long, disais-je (2h30 sans générique, le début de la gabegie) plus noir que caustique, bourré de rebondissements comme une course cycliste sur du plat, mais je suis tout de même parvenu à aller au bout... Le troisième opus par exemple, je n'ai jamais réussi à aller au-delà de la première heure et ce sera une grande première si ma fille me bourre de coke. Elle est maline, je compte sur elle.

 

 

31 mars 2024

Eureka (2024) de Lisandro Alonso

Il faut un peu de temps pour laisser "décanter" certains films, et c'est le cas de ce nouvel opus du cinéaste argentin (j'ai bon cette fois !) Alonso qui nous fait passer avec une fluidité remarquable d'un univers à un autre, d'une époque à une autre... On commence en enclenchant les pas de Viggo Mortensen lourdé à une poignée de kilomètres d'un bled pourrave : on commence le voyage avec lui, dans un noir et blanc fabuleux mais dans une atmosphère westernienne crasse ; le Viggo est colère, bien décidé à retrouver sa fille chez un cow-boy sans vergogne... un épisode revanchard de petits blancs qui va nous permettre, juste avant un bulletin météo, par le biais du petit écran, de nous retrouver comme par magie dans une réserve indienne (on retrouve nos Oglagla de War Pony !). Le mythe westernien façonné par les colons ne semble pas vraiment captiver l'attention dans le foyer de cette flic en partance pour une nuit de mission policière au long-cours ; un personnage de blanche en panne en bord de route (Chiara Mastroianni, déjà présente dans le western (elle est dans la réserve justement pour préparer son rôle - une Chiara avec laquelle, une fois de plus, j'ai énormément de mal : ses tics de jeu sont plus visibles que ceux de Vincent Lindon au naturel) qui va nous mener jusqu'à une entraineuse de basket quelque peu désemparée... Mais avant de suivre les pas d'icelle, la fliquette va nous mener en immersion jusqu'au bout de l'enfer dans cette réserve - alcoolisme, violence, dépravation, pas de quoi se réjouir dans ce véritable zoo humain en déperdition... l'espoir semble s'être ici totalement dissous tout comme justement notre femme flic qui sombre, ou plus exactement qui disparaît dans la nuit (elle ne répond plus aux appels - une séquence un peu longuette, il faut l'avouer, qui fit disparaître le couple devant moi et qui laissa pour morte ma voisine de droite... c'est exigeant, un film d'Alonso...)... On retrouvera alors notre basketteuse qui va également, plus poétiquement, réussir à se faire la malle et nous mener, tout droit, en pleine forêt brésilienne dans les seventies... Un village de "rêve" (un lieu où on a encore le temps de se les raconter) qui va laisser la place à une autre réalité beaucoup plus amère... Suite à une rixe (pour les beaux yeux d'une fille), notre nouveau jeune héros dont on vient de faire la connaissance va se transformer en chercheur d'or : exploité par des étrangers, cherchant à fuir cette rivière où chaque comparse est une menace, notre amérindien connaîtra à son tour diverses mésaventures... Jusqu'à l'heure (poétique) de la "délivrance" ?

Des aventures, disons-le tout de go, qui partent un peu en eau de boudin et qui ne laissent au final qu'une place très étroite à un quelconque espoir (qui se manifeste plus, soyons franc, sous forme "spirituelle" que matérielle...). On aime ce cinéma d'errance, plein de surprise et d'étonnement... On passe en un tour de main à la causticité d'un western d'un autre temps, au constat terrible de la vie sacrifiée dans cette réserve à ce paysage de forêt de rêve où tout départ vers un ailleurs (Eve en avait déjà fait les frais) est synonyme de danger... Des personnages qui se font écho (Mastroianni), un fil conducteur léger comme l'air (le Jabiru, témoin silencieux de ces êtres en souffrance) et une traversée en accélérée (ou au ralenti, c'est selon) de ce continent américain qui mêle violence implacable, violence sociale et violence physique mais avec aussi, tout de même, ici ou là, quelques éclats poétique (des pieds caressés d'une femme assise au bord de l'au au vol somptueux de cet oiseau en passant par le regard mi-éclairée mi-désabusée de cette basketteuse prête également à prendre son envol...). Un cinéma déroutant mais jamais lassant (ah oui, ce petit creux au milieu du film quand on perd la flic et la moitié du public, c'est vrai, mais cela reste une belle expérience...) qui nous fait parcourir en planant (et en migrant avec cette oiseau) les diverses plaies subies en divers temps par cette population autochtone. Un voyage étrange et pénétrant ? Plus que jamais : un cinéma plein de vie, de misère et de poésie, ce qui n'est pas rien en ces heures cinématographiques souvent par trop fainéantes. 

 

30 mars 2024

Les Colts des sept mercenaires (Guns of the Magnificent Seven) de Paul Wendkos - 1969

Exit Yul Brynner, exit John Sturges et Burt Kennedy, exit le village de Mexicains, adieu racisme larvé et héroïsme de pacotille. Paul Wendkos rebat les cartes et du passé fait table rase avec cette suite de suite de remake qui ne ressemble plus guère à ses modèles. On est en pleine mode hippie, il importe de montrer que ces messieurs peuvent aussi être sensibles et faibles, et d'infuser dans le western quelques pointes de psychologie? Oh à peine, hein, tout ça reste quand même bien bourrin et viril (une seule femme à l'écran, qui a deux répliques avant de finir dans le lit du cow-boy de service), mais tout de même : on apprécie que les auteurs s'emparent ainsi d'un film mythique et assez épais et lui assènent un petite claque derrière la tête. On garde l'essentiel : 7 cow-boys contre une armée entière de vilains pour voler au secours de Mexicains spoliés, combien en restera-t-il à la fin (et notre poulain, que chacun trouvera dans tel ou tel personnage, s'en sortira-t-il indemne ?).

C'est cette fois George Kennedy qui se fade la tête du sextet. Il ressemble à Raffarin et a à peu près autant de charisme. On a beau chercher dans les cow-boys qu'il emploie la star ou la future tête d'affiche, point : la troupe est constituée d'un aréopage de mâles plus ou moins cassés par la vie, tous campés par des inconnus (ou presque) : le Noir qui a une revanche à prendre sur les esclavagistes, le manchot nostalgique du camp sudiste, le vieux rangé des voitures mais bien habile au lancer de coutelas, le jeune Mexicain sans expérience... Tous portent une fêlure, et ça donne à leur équipée un aspect suicidaire très beau. Ils sont engagés pour aller libérer un chef révolutionnaire (Fernando Rey, qui change de rôle d'un opus à l'autre...) aux mains du dictateur du coin. Séduits d'abord par le fric (600 dollars, le prix d'un film au multiplexe aujourd'hui), ils se laissent peu à peu convaincre par la beauté inutile de leur tâche. Cette prise de conscience se fera au cours d'un film assez lent, peu mouvementé, qui privilégie les personnages aux péripéties. Même si la fusillade finale, courte mais efficace, en donnera pour son argent au spectateur amoureux du genre.

Ce n'est ni dans la réalisation, transparente, ni dans les acteurs, juste corrects, qu'il faut aller chercher le plaisir de ce film académique et couru d'avance. Mais plutôt das l'écriture, celle des personnages donc, mais aussi celle des dialogues. Particulièrement fins pour un film de série destiné à un samedi soir, ils alignent quelques bons mots, parfois assez drôles ("Tu n'as rien remarqué ? Non ? C'est pour ça que tu n'es pas colonel."), parfois bouleversants (ce cow-boy qui meurt tristement avec comme dernière parole : "No question"). On aime les tout petits détails de la trame, comme ces rapports qui se densifient entre le Noir et l'ancien esclavagiste, comme ce petit môme qui baigne dans la violence et qui va la perpétuer. Bref, contre toute attente, curieusement touché par ce film très anonyme techniquement, très fade dans son déroulement, mais secrètement émouvant.

 

Welcome to the new West

30 mars 2024

Modern Love Tokyo : For 13 Days, I Believed Him de Kiyoshi Kurosawa - 2022

Pour inaugurer notre toute nouvelle odyssée Kiyoshi Kurosawa, un petit détour vers ce court-métrage qui nous avait échappé, en fait l'épisode d'une série consacrée à l'amour sous toutes ses formes au Japon. Celui-ci s'intéresse particulièrement aux rencontres, visiblement très organisées là-bas, puisque les célibataires se rencontrent fiche à l'appui et références connues. L'homme que rencontre Momoko, femme un peu vieillissante et un peu désabusée par son métier de journaliste TV, ne correspond pas à la photo de la fiche. Bah, se dit-elle, essayons quand même, surtout que le bougre est singulier, surprenant, mystérieux et gentil. Durant leur histoire qui, comme l'indique le titre du film, sera brève, notre homme va peu à peu se dévoiler, s'avérant être un SDF qui a usurpé l'identité d'un golden-boy. Or, loin d'une histoire de manipulation ou d'emprise sexuelle, For 13 Days, I Believed Him s'avère être une vraie histoire d'amour, sincère et sans ombre.

La joie d'une ballade en forêt, la délicatesse d'un instant, l'émotion de découvrir l'autre, voilà qui suffit au bonheur de Momoko, et voilà qui peut après tout définir le véritable amour. Même si elle ne comprend pas tout à cet homme, même s'il peut disparaître de longs jours sans donner de nouvelles, même s'il est insaisissable et qu'elle sait bien que tout ça ne durera que le temps d'un clin d’œil, elle vit cette aventure pleinement. Kurosawa se fait ici romantique et rêveur, déclinant cette histoire d'amour boiteuse mais profonde entre deux inconnus qui n'auraient jamais dû se croiser et qui se croisent. Il ne s’appellerait pas Kurosawa si ne venait s'y glisser quelques inspirations fantastiques, et on aura bien droit, comme de bien entendu, à un fantôme, à un rideau qui bouge (le vent ?) et à une légère inquiétude latente. Mais c'est au service d'une réflexion très sentimentale, comme dans ses longs métrages récents, plutôt que d'un vecteur de suspense ou de peur. En fait, ce petit film concentre en 40 mn pas mal des inspirations du moment de KK, et il pourrait constituer une excellente porte d'entrée dans son cinéma. Parfait techniquement (une grammaire discrète mais imparable, faite de mouvements de caméra savants et d'angles de caméra audacieux), voilà un très beau film touchant et emblématique de son auteur.

30 mars 2024

Dans la peau de Blanche Houellebecq de Guillaume Nicloux - 2024

Je suis le dernier à bien aimer Michel Houellebecq, je crois. Et comme je dois être un des derniers aussi à croire en Guillaume Nicloux, vous ne vous étonnerez point de me voir parmi les spectateurs de ce film qui pourtant, sur le papier, a tout du coup marketing à deux balles. Générique tombé, je dirais que l'impression est plutôt mitigée ; mais que des trois Houellebecq-movies réalisés par Nicloux, Dans la peau de Blanche Houellebecq est sûrement le meilleur. Ça tient au ton juste, c'est-à-dire nonchalant, que le cinéaste donne à sa gentille farce. Du coup, on rigole pas mal dans ce portrait de l'auteur controversé, pris souvent à son propre piège et empêtré dans sa propre image. Dans le rôle du clown blanc, celle qui l'accompagne mais en même temps s'oppose à lui, Blanche Gardin, pour la première fois pas mal dans un film, tient la route avec éclat, si bien que le portrait en question se transforme aussi bien en portrait de la comédienne.

Le postulat improbable : Houellebecq décide de se rendre en Martinique pour assister à un concours de sosies de lui-même, dont le jury est présidé par Gardin. Sur place, rien ne se passe vraiment comme prévu : l'absorption massive de champignons hallucinogènes et de rhums arrangés trouble nos héros, qui se retrouvent alors dans un monde étrange, effrayant et drôle. La réputation de facho de l'écrivain (aaaah cet article avec Onfray !) le rattrape, ses écrits un poil ambigus aussi, et les Martiniquais sont bien décidés à lui demander des comptes sur sa vision du colonialisme, de l'esclavagisme, du Grand Remplacement et de l'Homme Noir. Il est entouré pour l'occasion par son pote gitan, douteux, par l'agent fortement homo de Gardin (pas les gags les plus fins), et donc par la dame elle-même, qui tente au milieu des hallus de gérer notre homme, en proie aux siestes ou à la catatonie, aux attaques des journalistes et aux débordements. Tout ça au milieu d'une mascarade, les fameux sosies s'avérant assez pitoyables.

On passe franchement de cimes en abysses, de grosses vannes épaisses à des passages burlesques plus amusants. On se demande jusqu'où Houellebecq, qui traverse le film en zombie, se rend compte de ce qu'il est en train de faire, mais le fait est que sa tronche d'ahuri, les situations tendues dans lequel Nicloux le met (et dont il se sort par une apathie à la Bartleby), son jeu maso avec sa propre image, sont poilants. Le film est très étrange, faisant mine de traiter de grandes questions sur l'identité noire et le fascisme supposé de l'auteur, mais n'est en fait qu'un divertissement très dilettante, très inégal, écrit semble-t-il au fil de la plume, sans vrai projet d'ensemble. Ça pourrait le handicaper, ça lui donne au contraire un petit côté canaille parfaitement charmant. Comme pas mal de passages sont inventifs, on reste sur une opinion plutôt favorable. Et puis, comme je disais, il y a en creux du film un portrait de Blanche Gardin aussi important que celui de Houellebecq, et celui-ci est plus touchant, plus secret : on y découvre une femme se méfiant comme de la peste des engagements de toutes sortes, à la fois consolante, maternante et très cash, d'une grande tendresse avec son acolyte mais capable de lui dire ses vérités en face. Pour ça, on oublie les séquences lourdaudes amenées par les autres personnages, et on passe un moment très sympa avec nos deux héros si désaccordés.

29 mars 2024

LIVRE : L'Origine des Larmes de Jean-Paul Dubois - 2024

Les livres de Jean-Paul Dubois se succèdent dans une indifférence polie, relayés mollement par les médias, soutenus par un prix Goncourt 2019 un peu usurpé, à l'exact milieu entre qualité et médiocrité. Ce nouvel opus est dans le mouvement : ni mauvais ni bon, il se déroule sans grand problème, non, mais sans aucune passion non plus. L'idée de départ est singulière : Paul Lanski se rend à la morgue pour voir le corps de son père, sort un flingue, et tire deux balles dans la tête du cadavre. Procès (peut-on être reconnu coupable de tuer un homme déjà mort ?), punition : Paul est condamné à suivre une thérapie pendant un an chez un psy. On assiste donc à ces séances pour tenter de comprendre ce qui a motivé le geste absurde de notre homme, et on découvre alors un personnage (son père, donc) extraordinaire, un creuset de méchanceté, de cruauté, d'égoïsme, de mépris, qui a fabriqué un fils névrosé et éternellement tourmenté. Le tout se déroule sur fond de catastrophe écologique, en 2031, où la Terre est envahie par les eaux, toujours sujette à des pluies diluviennes. Cette eau tombée du ciel fait la thématique principale du livre, qui les mêle aux larmes (celles de Paul, celles du psy atteint de conjonctivite) et au sang (la biographie du père est jonchée de morts plus ou moins violentes)...

 

Dubois sait raconter, mélanger grande culture (on y parle d'un texte sacré du XVème siècle, du peintre Kim Tschang-Yeul) et trivialité, fabriquer une histoire agréable et assez riche en rebondissements. On suit donc ce livre gentiment, intéressé surtout par les digressions qu'il met en place, plus que par l'histoire principale qui fait long feu. Difficile en effet de croire complètement à la noirceur profonde de ce père, qui n'a absolument aucune qualité, qui n'est qu'un monstre. Par manque de nuance, Dubois rend son intrigue improbable, et transforme un roman plutôt réaliste au départ en conte à la limite du fantastique (ce que viennent corroborer les rêves récurrents de Paul et son sentiment d'être hanté par les morts de son existence). Prisonnier pourtant de cette trame, l'auteur doit se livrer à des galipettes impossibles pour la maintenir ; et il se perd plus souvent qu'à son tour dans la répétition, dans la reprise des mêmes anecdotes. Si bien qu'au bout d'un moment,  les ficelles deviennent trop visibles et on perd l'intérêt, d'autant que dans son dernier tiers le livre ne sait franchement plus trop quoi raconter. Mais notons tout de même qu'à son crédit, le bougre maîtrise très bien les "temps" de sa narration, sachant toujours quand se concentrer sur cette intrigue principale, quand lâcher du lest et prendre le large : c'est dans ces moments-là qu'il est touchant, quand il parle de son chien, du peintre des gouttes d'eau, de sa douleur, de l'impossibilité pour lui de guérir de l'emprise paternelle. Quand il se laisse aller à plus de profondeur, quoi et qu'il laisse tomber cette histoire de parricide et de monstre total à laquelle on ne croit pas. Partagé, donc, vous l'aurez compris, par ce bouquin que je vais mettre à peu près 2 jours à oublier...

28 mars 2024

Pue Lulla de Jean-Luc Godard - 1990

Un petit bonus qui fait bien plaisir : la ressortie miraculeuse d'une pub réalisée par-dessus la jambe par JLG pour promouvoir la "180" de Nike. Pub que la firme s'était empressée de faire disparaître, vu le résultat, et qui nous arrive aujourd'hui par on ne sait quel mystère. Que dire de la chose : que c'est un gros foutage de gueule comme Godard en avait l'habitude dès qu'il avait une commande précise : il a humilié Darty, a roulé France Gall dans la farine, c'est au tour de Nike de faire les frais de sa colère. Donc : voici une sorcière (la Mort ?) qui barre le chemin d'un duo père-fille dans la campagne. "Quo Vadis Pue Lulla !" dit la vieille ; elle les poursuit mais s'effondre bien vite : ben oui, elle ne porte pas les nouvelles pompes à la mode. Pied de nez, musique à la con, un plan sur les fameuses chaussures et hop, envoyez le chèque à Rolle. Tout ce qu'on pourra remarquer, c'est le montage frénétique qui fait apparaître subitement un tableau de Goya ou une gravure de la Mort (Godard ne serait pas Godard s'il ne mêlait à la culture populaire la plus basse la grande peinture) ; et la jolie lumière champêtre (on est dans la période Nouvelle Vague / Hélas pour moi, très marquée par sa belle photo). Sinon, on se marre rien qu'en imaginant la tête des communicants chez Nike en train de visionner et revisionner cet objet je m'en-foutiste et dadaïste de la plus belle eau. Un exemple de provocation et de dérision godardiennes.

Godard, le culte 1 & 2

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